En pensant à ce que j’allais vous dire aujourd’hui, je me suis dit que j’enfonçais des portes ouvertes .Puis je me suis dit qu’il fallait prendre la peine de dire qu’elles le sont, ouvertes. C’est alors que la petite phrase de Lacan, « L’évidence du fait n’excuse pas qu’on le néglige » est venu s’éclairer d’un sens nouveau :
Un alexandrin. Un alexandrin d’équilibre parfait : « excuse » en point d’appui ; « évidence » et « néglige » en balance. « L’évidence du fait n’excuse pas qu’on le néglige ». Et voilà ce que je veux vous dire aujourd’hui ; dire ce qui semble évident pour Freud et Lacan, à savoir que leurs interprétations de la psyché se mettent en résonnance avec nos inconscients non seulement par leur pouvoir de vérité mais nécessairement par le pouvoir de l’art de dire, c’est à dire par la sublimation. Ce n’est pas dire qu’il est nécessaire d’être un artiste pour être psychanalyste (même si Lacan dit dans l’Ethique p122 que nous sommes « les artistes de la parole analytique »), c’est dire qu’il est nécessaire d’entendre que das Ding doit être convoquée pour que l’interprétation fasse le chemin de l‘un à l’autre, c’est-à-dire que la fonction de médium entre le Réel et le signifiant soit à l’œuvre.
Lacan : « J’ai pris l’exemple schématique du vase pour vous permettre de saisir où se situe la Chose dans le rapport qui met l’homme en fonction de médium entre le Réel et le signifiant. Cette Chose dont toutes les formes créées par l’homme sont du registre de la sublimation, sera toujours représentée par un vide, précisément en ceci qu’elle ne peut pas être représentée par autre chose – ou plus exactement, qu’elle ne peut qu’être représentée par autre chose. Mais dans toute forme de sublimation, le vide sera déterminatif. » Lacan (1959,1960 p155) Cet espace entre le Réel et le signifiant que l’on peut également nommer espace entre le grand Autre primordial et le grand Autre, c’est à le tenir que l’on est analyste. L’analyste est le garant de la séparation, il tient le vide ; du moins c’est le supposé préalable au transfert. Ce que l’analysant exige, c’est la garantie de ne pas tomber dans ce vide, de ne pas être un déchet, de n’être pas réduit à un objet petit a avec le risque de tomber dans l’abîme. C’est cette rencontre impossible avec le vide de das Ding qui conduit le plus souvent le sujet sur un divan.
Et c’est également ce qui se joue sur une scène ; l’artiste, s’il n’atteint pas par son art la sublimation, s’il ne trouve pas à voiler la Chose tout en la dévoilant, prend le risque de la chute ; d’où le trac qui est l’angoisse terrifiante ressentie par le sujet, du danger de sa chute dans l’abîme s’il ne parvient pas à faire jouir l’Autre, s’il n’atteint pas le sublime, s’il rate sa partie. L’Autre devient alors le miroir qui lui renvoie son image de déchet, d’objet petit a, de chair bonne à donner aux lions, voire aux Ménades. La scène c’est le lieu où trouer la jouissance de l’Autre abaisse le sujet au rang de l’objet petit a, où il n’y a d’autres choix que d’élever l’objet à la dignité de la Chose.
Le divan n’est pas une scène, l’analyste n’est pas un public. Du moins, Il ne doit pas l’être. S’il est celui qui dit « fais-moi jouir » il devient le pervers sous le regard duquel l’analysant n’est plus qu’un objet, un déchet. Pour autant, s’il ne convoque pas la Chose, c’est-à-dire s’il ne tient pas l’espace entre le Réel et le signifiant, il n’est plus qu’un autre banal, un prochain, ce qui inhibe l’opérationnel du transfert et de l’interprétation. En cela, l’analyste rejoint l’artiste, à savoir qu’il se doit de convoquer la Chose mais là où l’artiste, par son interprétation, doit élever l’objet à la dignité de la Chose tout en ayant le trac de ne pas parvenir à la voiler, l’analyste, lui, se doit d’être le garant de la séparation du Réel et du signifiant, vide représentant la Chose, vide au centre de toute sublimation.
Petite histoire clinique :
Une jeune femme vient me demander de l’aider à guérir d’une phobie très handicapante selon elle : elle ne peut manger que si elle a connaissance du menu longtemps à l’avance ; chaque invitation déclenchant des angoisses invalidantes ne cessant qu’après le dit repas. Par ailleurs elle me raconte une enfance heureuse, un père responsable, une mère disponible, aimante très investie dans son éducation, une fratrie sans problème. Seule difficulté de l’enfance, sa mère, par souci de bonne éducation, sans aucun doute, l’obligeait à finir ses assiettes, la laissant parfois des heures devant son repas, voire le lui resservant le repas suivant même quand elle détestait ce qui lui était servi. Elle fait le lien avec son symptôme tout en ajoutant que ce ne pouvait suffire à expliquer l’importance de ses angoisses actuelles. Elle est heureuse avec son mari et son petit garçon. Elle réussit dans son travail. Au bout de quelques séances en face à face, elle me dit que tout a basculé dans sa tête, qu’elle voit clair maintenant : ce n’est pas de l’amour que distille sa mère mais de l’angoisse ; en fait elle ne se préoccupe pas de sa fille mais d’elle-même. De plus elle a toujours fait une différence entre ses enfants, elle-même étant la moins aimée. Comment est-ce possible me dit-elle que mes yeux se soient ouverts d’un coup en si peu de temps ? Quand mon mari me disait que ma mère fait des différences, qu’elle réagit par angoisse et non par amour, je me fâchais très violemment en lui disant qu’il n’aimait pas ma famille, que c’était intolérable ; je sais maintenant qu’il avait raison mais je ne sais pas pourquoi je ne pouvais supporter qu’il me le dise.»
Durant ces séances, je n’avais fait aucune interprétation si ce n’est peut-être un étonnement sous la forme d’un haussement de sourcil ou autre expression, mais pas de paroles. Et pourtant il y a eu effet d’interprétation ; C’est le transfert, me direz-vous; oui mais encore… Elle savait, elle savait bien sur mais ne pouvait prendre le risque de le penser. Il lui fallait trouver un ou une garant(e) de la non collusion entre les signifiants et le Réel. La parole de son mari avait valeur de jugement personnel, c’est à dire n’avait aucun lien avec das Ding, alors que je suis en place de Dulcinée, médium entre signifiant et das Ding, voilant le réel tout en témoignant qu’il est possible de faire avec, qu’il y a l’espoir de faire avec, de ne pas devenir folle.
Lacan :P125 (1959/1960) « Portez-vous donc à cette confrontation où un homme, un groupe d’hommes peut faire que la question de l’existence soit suspendue pour la totalité de l’espèce humaine, et vous verrez alors, à l’intérieur de vous-même, qu’à ce moment das Dingse trouve du coté du sujet. Vous verrez que vous supplierez le sujet du savoir qui aura engendré la chose dont il s’agit (cette autre chose, l’arme absolue) de faire le point, et comme vous souhaiterez que la vraie chose soit à ce moment-là en lui – autrement dit, qu’il ne lâche pas l’autre, comme on dit simplement il faut que ça saute – ou qu’on sache pourquoi »
Celui ou celle qui vient faire une demande à un ou une analyste souhaite que la vraie chose soit en son analyste, qu’il ou elle ne lâche pas l’autre. Et qu’il ou elle sache que das Ding est du coté du sujet, invaginé au cœur du sujet tout autant qu’étranger au sujet.Ce vide de la Chose exige de chaque sujet névrosé une œuvre de création pour trouver à faire vivre librement ses signifiants autour d’Elle.
Interpréter, comme traduire, c’est se situer dans un espace entre deux : deux signifiants, deux textes, deux instances, deux scènes ou autre. La différence entre traduire et interpréter est dans cette adresse à la Chose que ce soit en art ou en psychanalyse. La vérité, la justesse ne suffit pas. Traduire un texte n’est suffisant que pour un mode d’emploi, s’il s’agit d’une œuvre littéraire, il est nécessaire d’atteindre le registre de la sublimation, c’est-à-dire d’élever l’objet au rang de la Chose. De même pour une interprétation musicale, différence essentielle entre ce que font un ordinateur et un artiste. De même en analyse, l’interprétation, ne peut s’entendre qu’à mettre en vibration ce das Ding. Etre analyste, être interprète, exige la conscience de cette adresse à la Chose tout en ayant le savoir que rien jamais ne l’atteint cette Chose. être analyste c’est accepter d’être la Dulcinée de l’analysant, lui offrant un lieu du grand Autre préhistorique, une adresse qui lui permet de créer son propre rapport à das Ding. Pourquoi Dulcinée ? Pourquoi Don Quichotte ? Parce que cette œuvre est une prodigieuse boîte à outils psychanalytiques. Freud a montré le chemin en piochant génialement dedans, lui qui s’est donné la peine d’apprendre l’espagnol du XVI ème siècle pour lire Cervantès dans le texte.
Quand il écrit Don Quichotte, Cervantès a déjà vécu lui-même moultes aventures : blessé à la bataille de Lépante, il perd l’usage du bras gauche, lui qui avait du fuir son Espagne natale étant condamné à avoir la main droite coupée après un duel ; regagnant l’Espagne, il est fait prisonnier puis esclave à Alger. Il est libéré du bagne au bout de cinq ans grâce au paiement d’une rançon par des religieux espagnols qui, têtes bien froides, lui font signer une reconnaissance de dette ; cela l’obligera à travailler toute sa vie. Il sera par exemple collecteur d’impôt auprès des meuniers le menant de moulin en moulin s’acquitter d’une tâche pour laquelle il n’avait aucun goût. Accusé de malversations, le voilà en prison, enfin libéré de ce travail, nourri, logé, disponible pour faire la seule chose qui lui convienne : écrire. Le corps enfermé dans un espace réduit mais la tête libre (remarquez que ce sont les conditions de l’analysant, corps immobile dans un espace limité et tête libre sans les contraintes de la raison ou de la bonne société) il crée Don Quichotte. Sans imaginer tenir là le chef d’œuvre qu’il comptait bien écrire un jour : Il pariait sur« les travaux de Persiles et Sigismonde », œuvre maitrisée et oubliée, il faut bien le dire. Mais c’est avec la libération de son inconscient dans l’enfermement d’une prison, dans la privation de liberté, dans la coupure avec la société qu’il écrit son chef d’œuvre, son Don Quichotte, celui qui erre, qui n’a pas de limites, qui peut tout penser, tout dire comme le fou du Roi, comme l’analysant sur son divan. Don Quichotte, rempli de lectures, imite les aventures et exploits des chevaliers errants ; mais en art comme le dit Lacan, l’imitation ne suffit pas ; Imiter, reproduire un paysage ne constitue pas un art ; il y faut un rapport à la Chose.
Lacan, l’Ethique :P169 « Pour autant que, d’une certaine façon, il s’agit toujours dans une œuvre d’art de cerner la Chose. (..) La fin de l’art est-elle d’imiter ou de ne pas imiter ? (..) Bien sûr, les œuvres d’art imitent les objets qu’elles représentent, mais leur fin n’est justement pas de les représenter. En donnant l’imitation de l’objet, elles font de cet objet autre chose. Ainsi ne font-elles que feindre d’imiter. L’objet est instauré dans un certain rapport avec la Chose qui est fait à la fois pour cerner, pour présentifier, et pour absentifier ». Don Quichotte, s’il imite, c’est en feignant l’imitation : un heaume en carton, un cheval qui est une vieille rosse etc… Mais, si tout prend sens, c’est à adresser ses faits héroïques à Dulcinée, autrement dit à la femme-Chose, élevant ses exploits à la dignité de das Ding, lui assurant l’immortalité. Cervantès, par le truchement de son personnage a créé sa liberté et son immortalité. Liberté de dire tout ce que son temps lui interdisait même d’oser penser. Immortalité du chef d’œuvre, qui contient tout et encore plus. Freud y a puisé des trésors. L’incroyable est de penser que c’est cet enfermement du corps, dans son insupportable, qui a permis une liberté et une fécondité de création jamais ou rarement égalée. En prison, on devient fou si on ne se crée pas une fenêtre sur le monde, par les fantasmes, l’imaginaire et pour certains par la capacité de sublimer. Chacun doit créer une solution propre pour « faire » avec ce réel. « Aucun artiste ne tolère le réel » disait Nietzche. Ainsi les œuvres nées en prison sont innombrables : Genet, Dostoïevski, Oscar Wilde, François Villon, Sade, Casanova, Verlaine, Céline, Apollinaire, Soljenitsyne, Semprun, Voltaire et même Hitler etc….. Réel insupportable de la prison, nécessité d’une adresse au grand Autre pour ne pas devenir fou, pour préserver son inscription dans l’humanité. Nombre de demandes d’analyse sont énoncées ainsi : « je m’adresse à vous pour ne pas devenir fou ou folle, vous êtes mon dernier espoir ». Adresse au sujet supposé-savoir qu’il y a de la folie, c’est-à-dire savoir ce qu’il en est de la difficulté à faire avec le Réel, savoir qu’on ne peut pas pour autant en faire l’économie. C’est le sous-entendu que celui, celle à qui est adressé cette demande, l’analyste, a inventé sa solution, ouvrant là l’espoir. Ce qui met l’analyste en capacité de tenir la place de Dulcinée tout en étant dans sa réalité une Aldonza, une paysanne ordinaire.
Lacan, parlant de la Dame de l’amour courtois dit dans l’Ethique p 178 :
« L’objet, nommément ici l’objet féminin s’introduit par la porte très singulière de la privation, de l’inaccessibilité. » L’analyste/Dulcinée est inaccessible en tant qu’objet ; l’analysant sait que son analyste est inaccessible dans sa vie privée et en même temps il sait que derrière Dulcinée existe Aldonza Lorenzo, paysanne sans aucune des qualités de Dulcinée, femme bien réelle ; image de l’être humain banal, être non sublimé de l’analyste, définitivement perdu en tant qu’objet du désir dans la réalité. Cet objet inaccessible, secret, fait fonction de limite ; limite du vide la Chose.
Et c’est à ce titre que toute interprétation peut être reçue, non seulement comme juste, mais comme élevant l’analysant/ Don Quichotte au rang de sujet. Peut-on ainsi dire qu’à la fin de l’analyse le sujet a trouvé son accommodement avec le Réel, que ce soit par la sublimation ou toute autre voie?Nous sommes tous, nous analystes, mis à la place de Dulcinée par nos analysants, mais aussi des Don Quichotte, chevaliers errants de l’inconscient, juchés sur la Rossinante de notre désir, capables de voir les géants camouflés en moulins à vent.
Une petite histoire pour terminer :
Un maître demanda un jour à ses disciples :
– Quelle est, selon vous, la plus grande catastrophe arrivée au peuple juif dans son histoire ?
– Les quatre cents ans d’esclavage en Egypte, dit un premier disciple.
– Non ! dit le maître.
– La destruction du Temple, proposa un second.
– Non ! dit le maître.
– L’exil, tenta un troisième disciple.
– Non ! dit le maître.
– La Shoah, dit encore un quatrième.
– Non ! dit le maître, ce n’est ni la Shoah, ni l’exil, ni la destruction du Temple, ni l’esclavage.
– Nous ne voyons pas, avouèrent en chœur les disciples.
– Alors le maître dit :
La plus grande catastrophe qui arriva au peuple juif, c’est quand la Torah est devenue une religion !
C’est à dire quand, comme nous le dit Lacan en parlant de la névrose obsessionnelle et de la religion, il y a évitement de la Chose. L’art et l’hystérie sont une organisation autour de la Chose quand la science et la paranoïa sont une forclusion de la Chose. Et la psychanalyse ? Elle est médium entre le Réel et le signifiant sans jamais oublier que Das Ding se trouve du coté du sujet. La plus grande catastrophe qui pourrait arriver à la psychanalyse, c’est qu’elle devienne….une religion !!!!