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Le roman d’Agnès Desarthe ( Mangez-moi) nous fait entendre une femme blessée par le réel d’une gifle qui, brisant son amour maternel, ébranle sa positon de sujet qui laisse dès lors le rêve conduire sa vie.
Myriam vient de rêver d’une magnifique annexe à son petit restaurant:
« Je m’assieds sur la banquette. Je passe la main dans mes cheveux et j’attends que le chagrin se retire. Il finit toujours par se retirer. Je regarde vers le mur du fond de la cuisine. Il s’agit de vérifier la présence ou l’absence de la mirifique porte bleue. Je sais parfaitement que je ne dispose pas d’une remise et encore moins d’un cagibi somptueux aux airs d’une salle de bal. J’ignore ce que j’espère. Peut-être croiser le mirage de Mme Cohen, la douanière de l’autre espace, du monde dans lequel les souhaits ont un pouvoir performatif. Que la porte soit et la porte fut. Le monde du rêve n’existe pas moins fort que le monde réel. Quelle est la différence? Soudain je ne sais plus. Dans le monde des rêves, on n’a pas de soucis, me dis-je. Mais c’est faux, dans les cauchemars, on n’a que ça. Dans le monde réel, les actes ont des conséquences; c’est cependant aussi le cas dans les rêves. Non, je m’égare. c’est plus général, une question de continuité. Dans la vie, tout s’enchaîne, l’erreur d’hier avec la réparation de demain, la faute du mois dernier avec le châtiment du mois suivant. Dans les rêves, en revanche, les tranches de vie sont étanches. C’est à chaque fois nouveau. Le temps n’existe pas. On échappe à l’irrémédiable et la mort elle-même est congédiée. Je suis sidérée par l’idée que je passe une partie de ma vie dans un univers régi par d’autres lois que celles qui ordonnancent le réel. Je ne sais plus soudain comment faire la différence. Pourquoi l’un doit-il nécessairement l’emporter sur l’autre? Pourquoi est-ce toujours le même qui gagne? Reviens, douanière, implore mon œil de côté. Reviens me délivrer de l’assommant présent. Mais c’est impossible, je reste prisonnière du temps. »
A la fin du roman, Myriam retrouve son fils et sa douleur, vive, enfin vive, vivable, vivante. Douleur de mère, douleur charnelle et térébrante, douleur de femme.
« Je ne saurais dire combien de jours se sont écoulés depuis la visite de Tania, l’annonciatrice, mais le voilà qui entre, après avoir toqué au carreau. Hugo est là, chez moi, tellement grand. J’ai le souffle coupé. Je me plaque instinctivement, dos au mur, comme une fusillée. Mais il est sans armes, si ce n’est son sourire, large, déployé comme un quartier d’orange, si ce n’est ses sourcils qu’il lève haut sur son front lisse, si ce n’est son regard, le seul que j’aie jamais craint.
Il a l’air amusé, tout content de la surprise qu’il me fait. Je reconnais son air de bébé astucieux. Je crains tant de le décevoir. J’essaie de sourire, mais aucun muscle ne répond. J’ai l’impression que mon corps entier tient dans la paume d’une main, et que cette main me broie. Je regarde le visage de mon fils avec curiosité, comme on observe celui d’un nouveau-né à la recherche des ressemblances. C’est plus son papa ou sa maman? Mais non, ni l’un, ni l’autre. C’est un monsieur. Un jeune monsieur très beau, plutôt distingué, vêtu avec une recherche qu’il ne doit qu’à lui-même.
Je souffre. Je ne m’en rends pas immédiatement compte, à cause de la marée qui déferle en moi. Ou est-ce moi qui déferle? Je ressens une douleur. Aïe. C’est affreux, ça fait pleurer, comme un coup sur le nez. Aïe. Dans le ventre et dans le dos aussi. Ça tire. Ça creuse. Qu’est-ce que j’ai?
Hugo s’approche et tend la main d’un air inquisiteur. Chacun de ses gestes est accompli avec humour. Je ne comprends pas comment c’est possible. Comment mon fils fait-il pour être drôle?
Je prends sa main dans la mienne et je l’attire vers moi. Je m’assieds sur la banquette et je montre mes genoux. Il secoue la tête, mais il n’est pas contre. Il se marre en s’asseyant sur mes cuisses. Il m’écrase complètement. Il est trop grand, trop maigre, trop vieux.
-Mon chéri, lui dis-je. Mon amour de fils.
-Toujours aussi dingue! constate-t-il en me pinçant la joue.
Je colle ma tête contre sa poitrine. J’entends son cœur. »