Comment expliquer que, écrivant ce qui suit, je redoute d’être considérée comme idiote ou bien comme indécente ? Pourquoi les femmes en général et en l’occurrence moi aujourd’hui, devons censurer notre pensée sous peine de subir de toute leur hauteur, au mieux la condescendance des hommes au pire leur mépris ? Certains diront que non, ils espèrent même entendre enfin le discours des femmes mais à condition qu’elles partent des vérités établies par le discours des hommes; quand bien même ce discours masculin serait repris par des femmes, il n’en reste pas moins établi sur des concepts masculins:
Les femmes sont initiées à la castration par la nature dixit F.Dolto et pas seulement anatomiquement. Le sang des menstrues vient le leur rappeler chaque mois non comme le sang qui coulerait d’une castration/blessure (fantasme de la coupure qui sépare le pénis du corps) mais en leur rappelant qu’elles ne sont pas enceintes ce mois. Même quand tous leurs souhaits du moins conscients sont de ne pas être enceintes, elles reçoivent le message qu’un possible n’est pas, que tous les possibles ne sont pas possibles, pas réalisés du moins et c’est cela la castration : choisir entre le beurre et l’argent du beurre. Toutes les femmes réglées le savent dans leur corps chaque mois.
Non, le sexe féminin n’est pas un trou béant, une absence, un vide, un manque qui ferait souffrir les femmes : les hommes projettent leur angoisse et l’inscrive dans les signifiants en valence. On sait avec F.Heritier que dans tous les peuples « les oppositions dualistes sont aussi des relations d’ordre, de hiérarchie , l’un de termes est toujours préférable à l’autre, le chaud au froid, le sec à l’humide ou l’inverse … » Nos catégories mentales partent toujours de l’identique et du différent, de la différence des sexes en premier lieu ajoute-t-elle. Donc pour le garçon la première différence, la plus évidente est la différence anatomique entre lui et les filles ; cela devient la base certaine, sans aucun doute, de ses représentations. Sa pensée ne peut sortir de cette catégorisation : tout va être mesuré à l’aulne de « avoir ou pas » un pénis et donc à l’aulne de l’angoisse de castration.Et bien sûr, avec l’évidence première qu’il y a une supériorité à posséder un pénis. C’est avec cette mesure-là que l’homme pense la femme et si celle-ci essaye d’en dire autre chose, elle se fait remettre à sa place car il n’y a pas possibilité de remettre en cause nos premières catégorisations de pensées. Sauf que la fille, même si elle aussi voit de ses yeux la différence anatomique, ne peut, sauf à se penser comme rien, en rester là. La fille est initiée par les femmes à cette première castration anatomique qui n’est pas un manque : la fille porte en elle, sans besoin de le montrer, sans peur de le perdre, le secret de la vie, promesse qui se révélera plus tard dans son corps par l’apparition des seins, des hanches, des règles et de la maternité. La castration ne va pas l’occuper longtemps. La réalisation de ces promesses est beaucoup plus préoccupante et les moyens de leur mise en œuvre aussi. Il faudra bien en passer par l’homme , comment ? La mascarade (Joan Rivière est une femme mais elle ne détient pas plus la vérité que quiconque) n’est pas là pour cacher un vide mais pour prémunir le regard de l’homme contre sa propre angoisse de castration dans sa relation au sexe féminin. La femme ne se pense pas vide ; elle sait que là où l’homme voit du vide (qu’il veut remplir de son sexe, de sa semence) il rencontre sa propre angoisse de castration qui pourrait le faire fuir; donc comment ne pas le faire fuir mais au contraire l’attirer ? Comment masquer ce que l’homme voit comme vide ? Comment masquer la puissance des femmes, la puissance de donner la vie ?
« Cette dimension extime du féminin pointe un élément particulièrement important : le masque ne cache rien ou plutôt cache le rien. Ainsi une femme serait simultanément une représentation, un spectacle, une image qui vise à séduire, attirer le regard, et une énigme, l’irreprésentable, qui vise à destituer le regard. La mascarade féminine serait une stratégie d’allure baroque ce qui nous conduirait à la situer moins du côté du moi, du narcissisme comme le fait le discours populaire, mais du côté du sujet. On pourrait même dire, paradoxalement, qu’une femme par ce travail peut devenir le sujet par excellence. C’est précisément dans la mesure où elle se caractérise par une « mascarade », dans la mesure où tous les traits qui la définissent sont artificiellement « portés à son compte » par les autres ou par elle-même – cela ne fait que peu de différences en fait -, qu’elle peut, à l’occasion, se révéler plus sujet que l’homme. » Jean-Michel Vives
Le masque cache le rien ou plutôt cache à l’homme ce qu’il décode comme du rien. Si la femme est « plus sujet que l’homme » c’est en tant qu’elle joue le jeu de l’homme, elle le protège, sans douter un instant de son être-femme. Elle peut prendre toutes les formes,( comme le sujet de la fugue musicale qui peut se renverser en tous sens, s’étirer, s’accélérer sans subir la moindre égratignure) répondre à tous les désirs imaginaires de l’homme sans subir le moindre dommage. Je doute pourtant que l’on puisse parler de plus ou moins de sujet ou de sujet féminin ou masculin. Le sujet lacanien est humain. Point. Le féminin/masculin est second.
L’histoire du secret entre Dieu et Eve est rangé en place d’histoires drôles ; le renversement qu’elle opère fait électrochoc comme le mot d’esprit en mettant côte à côte des concepts inconciliables avec les catégorisations habituelles de la pensée. Si la fille à un moment ressent l’envie du pénis, elle passe également par le stade de voir cet appareil génital extérieur comme une sorte de prothèse encombrante comme en témoigne nombre de rêves féminins. D’où une nouvelle version du dialogue entre Eve et Dieu:
Jusque là dans le jardin d’Eden batifolaient des « Eve », insouciantes, jouant entre elles en attendant que la pluie divine vienne les féconder. Dieu faisait en effet tomber chaque mois une pluie de spermatozoïdes sur quelques élues qui devenaient ainsi mères. Les « Eve », comme vous le savez déjà, demandèrent à Dieu un « autre » lassées d’être toujours entre « mêmes ».
« Dieu pensa donc à créer l’homme avec ses qualités et ses défauts et surtout avec ses fragilités. Il demanda donc que jamais ne fût révélé aux hommes qu’ils furent créés après les « Eve ». Le secret des « Eve » est de toujours ménager le narcissisme des « Adam ». Dieu eût l’idée de faire d’une pierre deux coups : il mit un astucieux appareil sur le sexe de l’homme, deux réservoirs de spermatozoïdes et un tuyau pour ne plus avoir le souci de féconder les « Eve ». Quand elle découvrirent les «Adam », les « Eve » ne purent se retenir d’éclater de rire : les voilà bien encombrés ces hommes avec leur truc devant ! C’est vraiment l’image de leur fragilité ! Mais rappelons-nous notre promesse : on ne doit jamais leur dire et jamais en rire devant eux ! Faisons-leur croire que c’est un truc super et même qu’on les jalouse ! »
« Chère Suzanne, voici ma lecture de ce beau spectacle.
« Alcina » – 1735 – Mise en scène Katie Mitchell
Direction Musicale Andrea Marcon. Aix en Provence 2015
« Alcina » raconte l’histoire d’une magicienne qui retient ses amants sur une île enchantée après les avoir transformés en animaux, arbres, rochers… Cet épisode se rencontre dans le célèbre ouvrage de l’Arioste (1516) « Orlando Furioso » qui est lui-même un lointain écho du Livre X de l’ »Odyssée » d’Homère où nous rencontrons la magicienne Circé qui transforme les compagnons d’Ulysse en porcs. Le livret de l’opéra débute avec l’arrivée de Bradamante (fiancée de Ruggiero, déguisée en chevalier) accompagnée de son frère qui est venue arracher Rugierro aux sortilèges de la magicienne Alcina. Envouté par les charmes (dont la mise en scène n’évite en rien la dimension fortement érotique), Rugierro ne reconnait pas sa fiancée. Cette scène se déroule dans un espace qui sert magnifiquement la mise en scène (très beau et efficace décor de Chloé Lamford) et joue remarquablement sur la dimension du hors scène. La scène principale est en fait la scène d’amour où trône un grand lit dans une chambre très cossue d’un palais où Rugierro et Alcina font l’amour sous l’oeil indifférent d’énigmatiques serviteurs et où Morgana, la soeur d’Alcina, est soumise par ses amants. À cour et jardin de cette scène d’amour, mais également au-dessus, des espaces qui n’ont plus rien à voir. Laboratoires aux murs gris où les amants d’Alcina sont métamorphosés. Idée géniale de la metteuse en scène : dès que Morgana et Alcina sortent de la scène d’amour, elle deviennent vieilles et sont astucieusement remplacées par une comédienne âgée, ce qui fait qu’Alcina ne disparait quasiment jamais aux yeux des spectateurs. À peine une porte est-elle franchie que les deux superbes jeunes femmes deviennent vieilles et fatiguées. Pouvait-on mieux faire voir que l’éclat de la beauté des deux soeurs n’est que la conséquence du regard aimant et désirant que les hommes portent sur elles? Katie Mitchell renverse ainsi la lecture habituelle du livret : Alcina ne métamorphose pas les hommes quand elle se lasse d’eux mais lorsqu’ils ne sont plus désirants et donc lorsqu’ils ne valident plus leur énigmatique essence féminine. Pour Alcina, comme pour Morgana, c’est l’amour et le désir qui les font exister. A partir de là, il était très cohérent de ne pas respecter le découpage en trois actes proposé par le livret mais de ne faire qu’un seul entracte au milieu de l’acte 2 au moment où Alcina apprend la fuite de Rugierro et s’effondre. Il s’agit bien là du tournant de l’oeuvre et Haendel compose à cette occasion un des airs les plus déchirants jamais entendu (et interprété génialement par Patricia Petibon). Après cet effondrement, le lit disparait et la scène d’amour se transforme en scène de mort, peu à peu envahie par des boîtes de verre où sont exposés arbre, oiseaux, putois, lynx… Dont on devine aisément qu’il s’agit là des amants inconstants d’Alcina métamorphosés. Lorsqu’ils seront délivrés du charme, Alcina et Morgana prendront leur place : statues vivantes et mortes à la fois rappelant l’exposition « Our body » interdite en France. On l’aura compris tout, dans cette représentation, concourt à construire une oeuvre rare. Mise en scène, direction d’acteur, parti pris dramaturgique, décor et costumes sont d’une cohérence exceptionnelle. En ce qui concerne la musique Andrea Marcon dirige avec précision et fougue les talentueux Freibuger Barockorchester (qui jouent sur instruments d’époque – mention spéciale pour le violon solo et les deux cors naturels qui sont dangereusement exposés à l’occasion d’une cadence de Rugierro). Les chanteurs sont magnifiques. Patricia Petibon est une Alcina de très haut vol. Philippe Jarousky un excellent Rugierro (un peu passif : la mise en scène accentue cet aspect. On le voit être déshabillé et habillé comme une poupée ou un enfant) à la voix sûre et au timbre agréable. On imagine qu’un Franco Fagioli aurait donné une toute autre couleur au rôle. Un des plus beaux spectacles de ce festival 2015. »