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Dans la cité grecque conçue par les hommes pour les hommes, dont les femmes, les esclaves, les étrangers sont exclus, des concours de théâtre sont organisés. Dans une ambiance surchauffée, l’auteur vainqueur gagne une belle somme d’argent et surtout une gloire digne de nos VIP d’aujourd’hui. Ainsi Sophocle, Euripide, Eschyle, pour citer les plus célèbres, se sont-ils affrontés devant un public d’hommes et de femmes très excités et très passionnés et surtout devant un jury exclusivement masculin constitué des puissants de la cité. Les rôles de femmes étaient tenus par des hommes, les femmes étant interdites sur la scène. Les comédiens portaient des tenues codifiées indiquant le sexe et le rang social du personnage et surtout des masques censés exprimer les émotions.
Donc Electre par exemple est imaginée par un homme, jouée par un homme et jugée par des hommes. Dans la mythologie et donc dans le théâtre grec, le plus souvent, la puissance mentale, la détermination invincible est incarnée par une femme, laissant aux hommes la puissance physique et celle des armes. Antigone et Electre en sont les grandes figures, femmes ou plutôt jeunes filles pas encore femmes, seules capables d’arrêter la folie destructrice de leurs ascendants. Le regard psychanalytique va se porter sur le « pas encore femme » qui est aussi un « jamais femme ». Sacrifient-elles leur avenir de femmes à une cause supérieure ou bien leur incapacité intérieure à être femme leur permet-elle de tenir ce rôle? Ont-elles une sensibilité exacerbée aux « trous » du tissu symbolique ou bien leur propre manquement d’inscription les fait entrer en résonance avec cette faille symbolique?
Electre est la fille de Clytemnestre et d’Agamemnon, chacun chargé d’une lourde histoire. Agamemnon est descendant de Zeus, fils d’Atrée (lui-même frère de Thyeste père d’ Egyste). Cette lignée des Atrides est lourde de meurtre, d’inceste, de parricide et d’infanticide. Clytemnestre est fille de Tindare, roi de Spartes et de Léda; sœur de Castor et demi-sœur de Pollux et Hélène. Clytemnestre eut en premières noces Tantale pour époux, fils de Thyeste. Agamemnon tua Tantale et l’enfant du couple pour épouser Clytemnestre de gré ou de force. Ils eurent quatre enfants: Electre, Iphigénie, Chrysotémis et Oreste. Agamemnon partit plusieurs années pour faire la guerre à Troie. Il sacrifia sa fille Iphigénie à la demande d’une déesse, sacrifice nécessaire pour poursuivre ses combats. Il avait donc tué deux enfants de Clytemnestre. Durant sa longue absence, Egyste, cousin et rival d’Agamemnon, séduisit Clytemnestre et devint son amant. Au retour d’Agamemnon triomphant, Clytemnestre et Egyste l’assassinèrent . Prévoyant qu’Egyste ferait assassiner Oreste, Electre selon certains ou une autre personne, sauva Oreste encore très jeune en lui assignant la tâche, quand il en aurait l’âge, de venger son père, c’est-à-dire en assassinant à son tour sa mère et son amant. Restent Electre et Chrysotémis, deux filles qu’Egyste pensaient neutraliser en les mariant, ce qui convient parfaitement à Chrysotémis, roseau souple capable de s’adapter à tout, de se soumettre pour jouir autant que possible de ce que la vie lui offrira. Ismène, sœur d’Antigone est le pendant de Chrysotémis. Elle aussi tente de convaincre sa sœur qu’il faut ployer sous les puissants et sauver sa part de vie. Ni Antigone ni Electre ne peuvent entendre cela. Electre, chêne qui ne peut se plier, chêne qui résiste aux tempêtes, quitte à se casser, quitte à en mourir, Electre est toute douleur, apparemment celle du deuil de son père qu’elle n’en finit pas de pleurer, qu’elle refuse de cesser de pleurer, qu’elle porte en étendard, clamant que seul le meurtre de sa mère et de son amant viendront mettre fin à sa souffrance, à son calvaire. Elle hurle leur culpabilité par ses mots, par son refus de se soumettre, par son refus de faire avec, par son refus de vivre, par la dénonciation permanente de leur crime. Si l’on reste au niveau du manifeste, du rationnel, on peut accepter en totalité son discours. Mais la psychanalyse a démontré et mon expérience clinique ne peut que le confirmer, que tout deuil s’éternisant interminablement a sa source en dehors de la réalité, aussi cruelle que soit cette réalité. La question d’Electre ne peut se réduire à son amour pour son père; son amour pour sa mère, amour blessé, amour impossible, amour raté est, même inconscient, le plus douloureux et le plus actif. Clytemnestre est la fille de Leda elle-même séduite et trompée, manipulée par un cygne qui était en fait Zeus. Leda accoucha de deux jumeaux, enfants de son mari et de deux jumeaux, enfants de Zeus. Femme donc manipulée, femme objet du désir de Zeus et des hommes. Clytemnestre elle-même « donnée » en mariage à Tantale puis contrainte d’épouser l’assassin de son mari qui tue deux de ses enfants! Electre doit s’inscrire dans cette lignée de femmes…. Clytemnestre doit inscrire ses filles dans cette lignée de femmes.
Jean-Michel Vivès et Brigitte Leroy dans un article publié dans le prochain numéro des Clinique Méditerranéennes » Antonia, Salomé, Electre, trois impasses du devenir féminin dans le rapport à la mère sur la scène de l’opéra au tournant du XX ème siècle » écrivent:
« La situation a régulièrement été interprétée, à la suite de Jung, comme une manifestation de l’œdipe d’Electre pour son père; Electre voulait tuer sa mère pour venger son père aimé. Or, en 1931, Freud nous met en garde contre la tentation de faire du complexe d’Electre un symétrique du complexe d’œdipe. La proposition freudienne est beaucoup plus intéressante que cette pauvre symétrie: l’amour qui lie la mère à la fille reste actif jusque dans la haine et teinte l’attachement d’Electre pour son père Agamemnon.
L’Elektra de Strauss et Hofmannsthal serait moins l’illustration de l’amour d’Electre pour son père Agamemnon que la mise en jeu des « motions libidinales incommensurables » qui la lient à sa mère Clytemnestre. »
Les auteurs font alors écho au rapprochement fait par Hofmannsthal entre Hamlet et Electre, tous deux inhibés dans leur action qui serait la réalisation de leurs souhaits d’enfance refoulés:
« Cela nous permettrait alors d’avancer que si le discours manifeste d’Electre est toute haine pour sa mère Clytemnestre, son impossibilité d’agir et son acte manqué final pourrait être compris comme l’impossibilité de rompre ce lien avec elle. (…)
La mort de Clytemnestre lui révèle qu’elle n’a pu faire le deuil de son vouloir-femme qui reste, malgré ce qu’elle a pu dire, plus fort que son désir.
Le féminin piégé par le maternel.
On le sait, « l’amour est enfant de bohème, il n’a jamais connu de loi », et cette dimension non maîtrisé et immaîtrisable du désir confronte le sujet féminin à la figure d’un Autre capricieux et inconstant. Se constituer en tant qu’objet du désir de l’Autre la ramène aux impasses de la relation à l’Autre maternel, et la confronte au gouffre de l’impératif de sa jouissance: non plus être sujet du manque mais objet, et qui plus est, dans ce cas, manquant.
Lorsque son devenir femme est rendu impossible, la femme en devenir n’est plus le lieu énigmatique où peut s’incarner la Chose, mais se trouve assignée dans le lieu de sa seule apparence silencieuse et sans profondeur,sage comme une image. (..)
D’émetteur énigmatique du lieu de la Chose, la femme en devenir en vient à se faire émettrice plaintive, puis se transforme en réceptrice persécutée. « Tue-toi! » serait l’injonction du surmoi maternel à laquelle viendrait faire barrage l’injonction du surmoi paternel: « tais-toi ». « Tais-toi » pouvant être adressé aussi bien à la voix persécutrice qu’au sujet. La plainte féminine serait à partir de là à comprendre comme un double refus du « tue-toi! » et du « tais-toi! ». Elle tenterait de faire taire les injonctions surmoïques archaïques en faisant exister l’objet de la plainte, et serait une dernière tentative pour prendre la parole. (..)L’incommensurable passion pour la mère dont la petite fille a eu tant de mal à se séparer, peut, comme nous l’indiquent les destins d’Antonia, Salomé et Elektra, lorsqu’elle vient à envahir le champ du féminin, la conduire à la mort. »
Les auteurs s’appuient sur Freud qui a démontré que « les motions libidinales de la phase préoedipienne de la petite fille restent vivaces et actives même une fois l’amour pour le père installé. » La séparation fille- mère est donc difficile, longue et finalement jamais totale. Cette séparation ne peut avoir lieu que si l’amour fille-mère et mère-fille a été là dans une réciprocité équitable. Mais aussi cet amour doit inscrire la fille dans la lignée des femmes et cela nécessite que la mère soit sortie de la rivalité avec sa propre mère. Si ce n’est pas le cas, la mère sera rivale de sa fille et lui barrera le chemin de sa féminité, la laissant hors champ dans un entre deux (sexes) insupportable. Si la fille ressent de l’amour pour cette mère c’est en tant qu’elle ne peut renoncer à espérer de cette mère qu’elle veuille bien lâcher sa jalousie, se tenir à son rôle et lui ouvrir la porte de la féminité; ce qui ressemble à de l’amour est cette attente interminable qui ne lâche jamais l’espoir d’enfin être reconnue comme femme par cette femme-mère. La reconnaissance du père doit être secondaire et ne trouve d’efficience qu’à la condition d’une préinscription maternelle dans le champ féminin. La haine est le désespoir, la conscience que cela n’arrivera pas, tant cette mère ne le veut pas ou ne le peut pas. Comment peut-elle me refuser ce qui m’est dû? Comment ne pas la haïr pour cela? Comment accepter que cela n’arrivera jamais? C’est vital alors cela doit advenir. Et tant que cela n’est pas, la fille se pense hors sexe; pas sans sexe; elle se sait du sexe féminin , elle sait que c’est dans la féminité qu’elle doit entrer; la question se pose de comment accéder au féminin symbolique.
Et certaines pensent ou savent qu’elles doivent en préalable réparer le tissu symbolique familial gravement endommagé par les crimes de leur ascendance. Arrêter la folie familiale quitte à payer de sa vie ou au minimum à ne jamais vivre une vie de femme. Arrêter les ravages de la pulsion de mort, quitte à en mourir. Electre clame, non pas son amour œdipien pour son père, œdipe n’existant qu’en perspective, elle clame la nécessité absolue de remailler la trame symbolique, trame invisible à la conscience ordinaire et inscrite dans l’inconscient de chacun.
« La vision divinatoire du poète inspiré se place sous le signe de la déesse Mnémosyné, Mémoire, mère des Muses. Mémoire ne confère pas la puissance d’évoquer des souvenirs individuels, de se représenter l’ordre des événements évanouis dans le passé. Elle apporte au poète -comme au devin-le privilège de voir la réalité immuable et permanente; elle le met en contact avec l’être originel, dont le temps, dans sa marche, ne découvre aux humains qu’une infime partie, et pour la masquer aussitôt. »
Jean-Pierre Vernant: Mythe et pensée chez les grecs.
. Electre révèle le lien mère/fille quand il échoue à inscrire la fille dans la lignée des femmes, la laissant dans un champ hors sexe impossible à vivre. A cet égard, l’Elektra de Richard Strauss, donnée au festival d’Aix en Provence en 2013 dans la mise en scène limpide de Patrice Chéreau et l’interprétation incandescente d’Evelyn Herlitzius emmène le spectateur/auditeur dans l’insoutenable violence de cet hors champ.