Sous l’éclairage de Delphine Horvilleur (« En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme »), nous découvrons un autre Adam et une autre Ève, nés tous deux d’un être bisexué, séparé ultérieurement, « ce que la tradition juive appelle la césure originelle. Dans la première anesthésie de l’histoire, le grand « chirurgien » divin aurait plongé son scalpel, séparé les deux genres, les deux côtés de l’être bisexué, pour bâtir une humanité à deux sexes distincts. » On rejoint bien sûr la bisexualité freudienne.
Durant cette anesthésie, selon les traductions habituelles, Dieu a prélevé une « côte » d’Adam à partir de laquelle il a créé Ève. Delphine Horvilleur nous propose une autre traduction :
« Le mot hébraïque utilisé dans la Genèse et traduit par « côte » dans la plupart des éditions bibliques est Tzela. Or ce mot, utilisé ailleurs dans la Bible, y est toujours traduit par « côté » et non « côte ». Dieu a donc plongé le premier Adam dans le sommeil pour séparer le côté féminin – et non la côte – du côté masculin. »
(..)
Dans cette traduction, « elle, (Ève) est un autre sujet, et non un objet, sorti de l’organisme premier à deux genres, au même titre que l’homme. Dans cette version, les genres sont tous deux retranchés, séparés de l’entité première et indivise qu’ils constituaient. »
La femme, Ève, est dès sa création, sujet au même titre qu’Adam. Des siècles d’interprétation machiste ont permis de s’appuyer sur du sacré pour nier à la femme, ce qui est pourtant un minimum vital, sa place de sujet, pour la maintenir en place d’objet créé à partir d’un bout d’Adam, d’un objet partiel.
Delphine Horvilleur dit : « Si toutes les traductions sont des trahisons, certaines condamnent définitivement le texte au sens unique. »
Elle note aussi d’autres erreurs de traduction, par exemple la fameuse pomme ne serait pas une pomme pourtant « canonisée par la chrétienté » ce qui donne le « complexe de la pomme » définit par Marc-Alain Ouaknin : « J’appelle complexe de la pomme cette attitude face au monde qui donne lieu à la transmission de rumeurs, de préjugés, de « on-dit », d’images et d’idées fausses, jamais vraiment réinterrogés et qui deviennent savoir populaire faisant office de vérité. »
Une fois séparés, Adam et Ève vivent nus dans le jardin d’Eden ; ils sont nus mais ne le savent pas encore.
D.H « Etre nu se dit en hébreu aroum. Mais ce terme est, dans la Bible, à sens multiples. Dès les premiers paragraphes de la Genèse, Adam nu est dit aroum. Mais aroum est aussi le serpent, autre personnage clé du récit décrit, lui, comme « rusé ». Un seul et même mot dit en hébreu la nudité et la ruse, deux notions qui semblent s’opposer : transparence du vêtement contre opacité des intentions, corps découvert contre desseins cachés. (..)
Le vêtement est ce qui cache la vérité, il est mensonge porté. (..)
Si en hébreu la nudité est synonyme de ruse et le vêtement de mensonge, de quoi se pare donc la vérité ? »
La Bible : « Ève cueillit le fruit et en mangea, puis en donna à son époux et il mangea. Leurs yeux, à tous deux, se dessillèrent et ils connurent qu’ils étaient nus. »
D.H : « L’interprétation chrétienne associe souvent la niaiserie originelle à une ère pré- sexuelle. La sortie de l’enfance innocente de l’humanité conditionnerait l’accès à une sexualité fautive. Telle n’est pas la lecture juive traditionnelle, qui ne perçoit pas la faute de la Genèse comme sexuelle. Le judaïsme ne lie pas chasteté et innocence. De son point de vue, la sexualité humaine préexiste à la consommation du fruit. L’homme connaît sa femme avant de connaître sa propre nudité. Avant l’épisode de l’arbre, nous lisons que « l’homme devient une seule chair avec sa femme » ; cette union physique précède donc toute transgression et n’est en rien coupable. (..)Le penchant sexuel est, en quelque sorte, la « libido » du monde et apparaît dans de nombreuses sources juives comme la condition du maintien de notre univers. (..) De l’élan sexuel dépendent la création et l’engagement humain dans le monde. »
Notre cher Freud, éduqué dans la religion juive, avait donc en lui tout ce savoir sur la sexualité enfantine et sur la libido quand il écrivit sa théorie.
Delphine Horvilleur poursuit en expliquant que lors de la sortie du Paradis « Dieu confectionne un étrange cadeau de départ : « pour l’homme et sa femme des tuniques de peau ». Pas question de sortir à découvert. »
Sa trouvaille géniale est d’entendre le signifiant « peau » au plus juste de son sens : il s’agit de leur propre peau qui devient séparation entre eux, entre leur intérieur et l’extérieur à partir du moment où ils se savent nus. Pas besoin d’interprétations diverses de peaux de bêtes sauvages ou autre. Il suffit de leur propre peau, « une membrane qui les sépare du monde » (..)
D.H « La chute correspondait donc, non à la perte d’une naïveté, mais à la fin d’un état originel lumineux et translucide auquel fait place une entrée dans le monde de l’obscurci. Nous passons du monde de la transparence au monde du recouvert. »
L’enfant, bien que séparé physiquement de sa mère à la naissance, ne le sait pas et pense ne faire qu’un avec elle sans conscience de cette peau qui sépare. Il est déjà dans la sexualité, dans l’érotisme de la succion, dans l’innocence sans conscience. Peu à peu, il va découvrir, en accédant au symbolique (For/Da), qu’il est séparé de sa mère, qu’il n’y a plus cette perméabilité totale, que sa peau l’entoure (le moi-peau), qu’il est nu, qu’il existe un extérieur dont il doit se protéger et avec lequel il doit échanger.
D.H « La honte se dit en hébreu bousha, un terme dont la racine a une autre signification dans le texte biblique. Elle est souvent employée pour décrire une situation de séparation, une rencontre différée avec un autre qui tarde à venir. Etymologiquement, ce mot renvoie à l’idée d’une attente non comblée, une réunion impossible avec le corps de l’autre. L’hébreu ne connaît donc qu’une seule racine pour dire la honte et le manque. Pour la pensée hébraïque, ce sentiment aurait bel et bien quelque chose à voir avec une coupure, la conscience d’une séparation, une « rupture dans la continuité du sujet » (comme le dit Serge Tisseron) ».
La honte est donc la conscience de la séparation et le manque dû à cette séparation. Elle est donc aussi la possibilité de la rencontre.
D.H « Cet autre est celui dont on cherche le regard mais à qui on ne veut pas révéler toute sa nudité. (..)
La honte, telle qu’elle apparaît à la genèse de l’humanité, n’est non seulement pas coupable, mais elle est précisément ce qui ouvre à l’autre. (..)
C’est parce que Adam et Ève sont séparés qu’ils sont prêts dorénavant à se rencontrer. La peau qui les sépare les met en quête l’un de l’autre. Le premier modèle biblique de la pudeur est la reconnaissance d’une altérité qui nous échappe, avec laquelle on ne fera jamais un, et dont il nous revient de respecter les frontières. »
Quelle richesse que ce texte ! On entend en sous-texte glissant d’évidence de point de capiton en point de capiton : il n’y a pas de rapport sexuel, l’amour, le transfert, l’objet petit a, La Femme n’existe pas, le moi-peau, la libido, la séparation, le symbolique etc….. Gardons en mémoire cette création de l’homme et de la femme à partir d’un être bisexué, tous deux sujets, tous deux séparés par leur propre peau, peau garante de leur identité, protectrice autant que séparatrice, condition nécessaire à l’altérité, à la recherche de l’autre, à la vie.