Tosca est par excellence l’opéra qui parle à l’inconscient. Ce n’est pas une fable qui situe sa morale au niveau de la conscience rationnelle,ni, comme l’a si bien dit G.B.Shaw une histoire qui se résume aux efforts que fait le baryton (Scarpia) pour empêcher le ténor (Mario) de coucher avec la soprano (Tosca). L’opéra est un donné à voir et surtout à entendre. A voir, la scène, lieu où l’imaginaire peut déployer sa démesure ; à entendre : la musique, vecteur jusqu’à l’inconscient de ce qui se joue de symbolique entre les personnages qui sont tout entiers là, à vivre leur désir et leur destin. Cet inconscient est « l’autre scène » comme la nommait Freud, celle où se déchiffre la vérité humaine dans son sens caché sans lequel l’opéra ne serait qu’une fadaise et que l’art du metteur en scène se doit de révéler.
Le drame dans Tosca se joue entre Scarpia et Tosca, entre eux seuls, Mario et les autres n’étant que les victimes. Ils sont tous les deux les versions noire et blanche d’un même noyau dur. L’un, Scarpia, montre immédiatement sa cruauté perverse et son incapacité à souffrir lui-même, tandis que l’autre, Tosca, laisse plus longtemps l’illusion d’une féminité sensible et douloureuse. Mais l’affrontement de ces deux rocs fait tomber le masque de Tosca et révèle sa puissance mortifère.
Mario serait un humain banal s’il n’était un artiste qui sublime sa faille, son manque, dans une quête de la beauté absolue adressée à toute l’humanité ; il rêve du chef-d’œuvre, de saisir avec ses pinceaux LA FEMME, celle qui résume toutes les femmes, blondes ou brunes dit-il. Mais dans la réalité, il aime « une » femme, sa charmeresse, son cœur, sa reine, sa Floria, sa jalouse mais aussi sa sirène, celle qui chante à envoûter les hommes et les perdre… Mario, en sa pureté, est la proie désignée.
Scarpia, triste sire, figure du tyran, monstre cruel et sadique, exerce son pouvoir sans le moindre doute, sans une once de conscience ; il est tout d’un bloc, sans faiblesse, sans état d’âme. Lui qui n’accède pas à la pleine humanité veut réduire chaque être à l’état d’objet, utile à satisfaire ses desseins. « Ce qui me plaît, je le pourchasse ». Il va trouver un obstacle en Tosca, ce qui le fait jouir bien sur ! Enfin quelqu’un de son monde, ce monde qui interdit la demi-mesure. « J’ai juré que Tosca serait ma maîtresse » qu’elle le veuille ou non n’a aucun sens, seul le plaisir de la chasse compte. Mais Tosca ne peut se laisser dominer ; pour elle, céder c’est mourir.
L’impasse de Tosca, c’est l’inconciliable de l’absolu et de la vie…elle parait vivante, admirable, séduisante et subtile. Mais derrière la douceur du visage se cache un cyclone ravageur annoncé par le noir de ses yeux et l’obsédante intensité de sa passion. Sa recherche nous touche car au fond, chacun de nous porte le deuil de cette toute puissance. Mais cette énergie n’a pour but que d’être, d’incarner, l’absolu de LA FEMME en majuscule, la DIVA qui transfigure toutes les femmes, celle dont le chant s’adresse aux Cieux, celle qui parle directement à Dieu. Toute sa puissance est au service de son orgueil, de sa folie mortifère, elle qui dénie à la vie ses imperfections, ses limites, ses manques. Mais seule la mort est absolue, infinie, éternelle et définitive. Cela l’égare et lui confère une fausseté du jugement qui, ne lui permettant que de nouer des marchés de dupes, la conduit inexorablement à sa perte.
Dupe, Mario, l’amant qu’elle trahit pour cesser de souffrir, elle, en donnant à Scarpia ce que Mario lui interdit de dire: « un seul mot de ce que tu vis, ma tête tombe » Mais dupe également dans son amour. Elle n’aime pas l’homme, elle ne le voit pas, elle ne soutient pas sa cause, elle ne le rejoint pas dans la mort ; elle aime le miroir des yeux de Mario dans lequel elle a l’illusion d’être le chef-d’œuvre dont rêve Mario ; son délire narcissique l’amène à le croire. Tosca ne peut supporter le regard du portrait, cette rivale « trop belle » ; rivale, non dans le cœur de Mario mais à cette place où ne saurait exister aucune autre, celle de l’absolu féminin. Sa jalousie n’est pas celle de l’amour, seule aimée de lui, sa jalousie est d’être la seule femme digne d’amour: « miroir dis-moi qui est la plus belle », LA FEMME, la seule, l’unique sans rivale. Diva sur la scène et dans la vie. Celle qui communie avec LA CHOSE sans en mourir croit-elle.
Aveuglée d’orgueil, elle ose se sentir dupée par Dieu comme si il y avait un marché entre eux : « pourquoi, Dieu secourable, récompenser ainsi ma foi ? » elle parle d’humiliation là où une chrétienne devrait vivre l’humilité : « devant toi, mon orgueil s’humilie ».
Le marché de dupes réciproques qu’elle passe avec Scarpia est le plus lisible et le plus dramatique. L’enjeu n’est pas Mario, (le doute est levé quand elle dit qui elle rejoint dans la mort, ce n’est pas Mario: « Toi, Scarpia, devant mon Dieu »). Rien ne fait reculer ces deux monstres, certains qu’ils sont de leur victoire. Tosca mésestime la perversité de Scarpia, Scarpia néglige l’intensité de Tosca. Avec un pervers, rien ne se négocie, jamais, puisqu’il n’y a pas de garantie possible, tout se situant en dehors de toute loi. Mais Scarpia méprise les limites de l’autre, il ignore que l’orgueil est plus fort que la peur chez une telle femme qui ne cède jamais. Le « jamais » leur est commun et les définit et dans leur puissance et dans leurs limites. Ils forment un vrai couple, unis dans la haine et dans la folie ; l’ivresse de leur « supériorité » les fourvoie et les conduit à la mort. « Muori ! Muori ! Muori ! » Voilà les ravages de la non acceptation des limites humaines, du délire de toute puissance.
La musique, elle, ne trompe pas, qui va chercher chez l’auditeur l’écho de l’angoisse. Puccini, dit-on, ne pouvait composer que dans les larmes ; il semblerait que cette fois il ait rencontré l’abîme l’humain. Sa Tosca ne pouvait qu’embrasser la mort, la vie ne se maîtrisant pas : elle est faite d’imprévu et d’imprévisible. Tosca échoue, se laisse choir et dans un suprême sursaut d’orgueil lance un dernier défi : « Toi, Scarpia, devant mon Dieu ! » Cri aigu de soprano, qui ne se situe pas dans la vérité mais dans l’inarticulable de la jouissance.