« Séraphine ne fait pas le moindre pas en avant, elle reste sur le seuil, immobile, patiente, de toute façon, les trois hommes dans la pièce viennent de se retourner et l’ont tout de suite remarquée. Qu’y a-t-il donc à faire. Il suffit d’attendre, se laisser porter par la douleur qui va suivre, être passive, soumise, obéissante, ne pas essayer d’être silencieuse, ça ne fonctionnera pas. On regarde la mère qui pleure, allongée sur le sol, la face rouge et gonflée. On ne distingue pas vraiment, sous les creux et les vallons, ce qui reste de l’humaine qui riait et chantait le matin même. On ne sait plus rien, nous ne sommes qu’un vide, un gigantesque vide qui attend que la tempête passe. Un vide bientôt comblé de ce qu’on ne voulait pas. Il y a des vides qu’on supporterait aisément, des vides qui ne demandent qu’à être remplis. Le frère est déjà mort, elle le sait. Son corps épouse une forme bizarre dans l’angle du mur, à l’opposé de la pièce. Une traînée de sang dessine comme un croissant de lune un peu au-dessus de lui. D’instinct, elle sait la mort qu’on lui a promise, à ce petit frère. Il a été égorgé. On a le temps de distinguer ce qui reste du père, assis à côté de la chaise, recroquevillé comme un enfant terrorisé. On a le temps de voir ce qui coule entre ses doigts, le sang qui s’échappe, il n’y pas de médecin pour recoudre par ici, personne pour panser, soigner, sécuriser. Il mourra lentement, à mesure que le sang s’écoulera. Séraphine ne peut rien et attend sagement que vienne son tour.
D’ailleurs c’est son tour.
Il ne leur faut que deux secondes pour l’empoigner. La retourner. S’enfoncer en elle comme un poing dans le mur. Elle n’oubliera pas les traits de leur visage.
-Ne tourne pas la tête.
Ils le disent, l’ordonnent mais à quoi cela sert-il. Ils se ressemblent tous, les agresseurs, dans l’excitation, le rythme des secondes qui s’accélèrent, le visage contre le sol, les lèvres qui épousent le bois. Au moins elle sait qu’elle n’aura pas à supporter leur langue dans sa bouche. Quand c’est la guerre, on prend à la sauvage, on ne tente pas les caresses et les baisers subtils. Elle sent qu’on la perce de part en part, elle se doute qu’elle aura mal, plus tard, mais pour le moment , elle ne ressent pas vraiment. Il y a bien quelque chose. Une brûlure, oui, quelque chose qui se déchire, se morcelle, quelque chose qui craque et qui saigne, mais va savoir si c’est la peur qui ne gèle pas l’intérieur de son corps. Ca a le mérite de la rendre docile, elle ne crie pas, sa bouche est grande ouverte, crispée par la stupéfaction, la rapidité de l’action. Elle sent des mains qui s’accrochent à ses hanches et la soulèvent pour la retourner.
-Retourne-toi.
Tiens. Elle croyait pourtant qu’elle ne devait pas essayer de tourner la tête. Tout à coup, elle comprend. Qu’est-ce que ça peut bien faire, si elle voit leur visage. De toute manière, elle mourra comme le reste des membres de sa famille. C’est la domination qui compte, ils ne voulait pas voir son visage à elle tant qu’ils ne l’avaient pas décidé. Tout doit venir d’eux. Les secondes qui piquent un sprint lui laissent le temps de comprendre ça. De loin en loin elle entend son père qui gémit faiblement. Son père qui voudrait bien la protéger mais qu’elle lui pardonne s’il ne peut exécuter le moindre geste. L’intestin menace de s’évader de son corps et il voudrait bien croire qu’il pourrait vivre encore un peu. Son frère ne dit plus rien, cela fait déjà pas mal de minutes que ses yeux se sont fermés, ils ne verront donc pas cette scène et c’est déjà une bénédiction. Elle voudrait voir sa mère mais les mains qui maintiennent ses hanches la veulent immobile, comme morte. De toute façon, elle l’est déjà. Elle s’en persuade, comme ça, ce sera peut-être plus facile quand ils sortiront le couteau. Elle en vient presque à le souhaiter tout de suite. La mort, ce n’est rien. La mort est un tremplin vers autre chose. Dieu a tout prévu. L’angoisse de la mort, voilà le véritable problème des vivants. Elle a mal au ventre à l’idée du couteau qui limera sa gorge, c’est cette boule d’angoisse dans son estomac qu’elle ne supporte pas, alors autant en finir tout de suite. Le reste est superflu.
Mais elle doit encore attendre. Ils la laissent là, toute froide au milieu des lattes du plancher. Ils veulent un peu varier les plaisirs et ce sont les gémissements de la mère qui, pour le moment, excitent leur imagination.
-Attends, on va revenir.
Ils reculent pour mieux sauter et elle doit patienter. elle sait bien qu’elle n’a rien d’autre à faire que d’attendre leurs doigts dans son sexe comme un pied dans une porte close. Elle a honte car jamais son père ne l’avait vue nue auparavant. Jamais son père ne l’avait vue prostrée dans de telles positions. Il n’avait jamais songé voir un jour ce corps de jeune femme qui pour toujours serait sa fille. Il est faible, il voudrait bien ne pas regarder mais c’est trop tard et c’est humain, nos yeux se posent sur le sublime comme sur la laideur. Elle est sublime, quoi qu’il se passe. Il aurait bien aimé, lui, ne pas être confronté au corps nu de cette fille qu’il a tant chérie, aux béances dans son corps, là où la vie aurait dû pousser, un jour au l’autre. Il aurait voulu ne pas mourir avec au coeur l’idée d’une telle profanation. (..)
-Je suis désolé.
C’est tout ce qu’il est capable de murmurer quand il s’aperçoit qu’elle le regarde. Ce regard est la meurtrissure de trop. Il est bien plus dangereux que la lame du couteau qui a libéré ses boyaux. Ce regard, c’est la défaite absolue. La mort de son humanité, bien plus poignante que celle de son corps. (..)
Ce qu’il ignore, le père de Séraphine, c’est qu’elle s’en fout pas mal de son espoir. Elle n’en plus. Elle ne cherche rien et d’ailleurs elle ne regarde rien de précis, c’est lui qui croit qu’elle s’accroche. Elle, elle attend, tic-tac tic-tac, ils jouissent encore deux ou trois fois du corps de la mère, la guerre excite, la mort le sang la dévastation le plus rien en soi à part le vide, tout cela est une souffrance qu’il faut combler par la jouissance. (..)
Séraphine se retourne sur le ventre et ne peut s’empêcher d’observer la scène. C’est précisément ce qui la rend humaine, mais elle l’ignore. Elle ne sait pas combien c’est humain de boire le calice jusqu’à la lie. Elle fixe la monstruosité pour s’en imprégner, avant de devoir s’y confronter. Je te vois, maman, tu ne mourras pas seule les yeux figés sur le plafond; tu mourras les yeux dans les miens, mais moi, je n’aurai plus personne à regarder. Plus personne. (..)
Elle est seule, maintenant.
Ils s’avancent.
Inexorablement.
Elle ne compte pas deux secondes pleines avant de voir leurs genoux se plier à côté de son ventre. C’est agréable parfois de constater comme le temps passe vite. Il ne lui reste qu’une poignée de secondes mais c’est là, évidemment, que le destin se mêle de contrarier ses projets en lui ordonnant de vivre. Dieu l’a ordonné ainsi et ça ne se discute pas. Elle a le temps de voir la lame du couteau briller sous la lumière changeante de cette fin d’après-midi, les reflets bleutés, légèrement teintés d’orange. elle a le temps d’apprécier le miroitement des couleurs sur l’arme qui doit la tuer. Elles sont belles, les couleurs, à l’instant de mourir. La vie n’est jamais si belle que dans le moment où tu dois la quitter. »