Lisa See situe son roman « fleur de neige » dans la province chinoise du Hunan dans les années 1820 jusqu’en 1900 environ. Les femmes avaient alors les pieds bandés et communiquaient en utilisant le nu shu, langue créée et utilisée par les femmes uniquement.Voici l’explication donnée par le site nushu.fr:
« L’écriture des femmes ou nüshu 女书, est un système d’écriture utilisé exclusivement par les femmes de la région de Jiangyong, au sud du Hunan湖南省江永县, en Chine. Elle a été aussi appelée « écriture d’insectes », ou « caractères de moustiques » wenxingzi蚊形字à cause de son style effilé ou bien encore « caractères des femmes » nüzi女子.
Elle ressemble aux caractères chinois hanzi 汉字 dont elle semble inspirée. Elle est décrite comme une écriture phonétique, syllabique. Elle est basée sur le dialecte local chengguan tuhua城关土话, d’origine Yao 瑶族, qui appartient au groupe xiangnan. Cette langue parlée localement est une variante du mandarin, suite au brassage historique des populations Yao et Han dans la région, grâce notamment à de nombreux mariages mixtes.
Transmise de mère en fille, ou bien de femme en femme, l’écriture nüshu servait à transcrire principalement les chants traditionnels, à décorer les objets d’artisanat des brodeuses, à écrire des prières, à transcrire des chants et des voeux sur les livrets de mariage aux jeunes mariées appelés « Livrets du 3ème jour ». Elle était également utilisée pour la correspondance entre les femmes qui avaient appris à la maîtriser, cette littérature de femmes permettant de transmettre jusqu’à nos jours des récits de vie qui racontaient la dureté de leur condition maritale. A ce titre, l’écriture nüshu est le vecteur de la « petite histoire » des brodeuses de Jiangyong. »
Voici quelques extraits du roman de Lisa See:
« Au cours des années soixante, une vieille femme perdit connaissance dans une gare de province au fin fond de la campagne chinoise. En fouillant ses affaires afin de l’identifier, les policiers découvrirent une liasse de papiers qui semblaient rédigés dans une sorte de code secret. Comme on était en pleine Révolution culturelle, la femme fut arrêtée et incarcérée pour espionnage. Les enquêteurs qui déchiffrèrent ce code s’aperçurent bien vite que le texte ne relevait nullement d’un complot international. Il s’agissait en fait d’une écriture employée par les femmes, dont le « secret » avait été préservé depuis plus de mille ans. Les enquêteurs en question furent expédiés peu après dans un camp de rééducation. (..)
Le nu shu repose en partie sur une série d’images ou d’expressions récurrentes – telles que « le phénix pousse un cri rauque », « une paire de canards mandarins » ou « les esprits nous ont réunies ». (..)
« Je croyais tout savoir au sujet du nu shu et j’étais convaincue que les hommes n’en avaient jamais entendu parler. Mais maintenant que je vivais dans la famille Lu, où tous les hommes avaient appris à lire, je voyais bien que le prétendu secret de notre écriture était une illusion. Il était évident que chacun dans le district connaissait son existence. Comment en aurait-il été autrement ? Les hommes nous voyaient broder des mots en nu shu sur leurs chaussures et nos carrés d’étoffe, ils nous entendaient palsmodier nos chants et lire nos cahiers de mariage. Mais ils considéraient notre écriture avec condescendance et la jugeaient trop inférieure à la leur pour s’y intéresser.
On dit que les hommes ont un cœur de fer, tandis que les femmes sont faites d’eau. Cela se vérifie si l’on compare nos deux systèmes d’écriture. Celui des hommes comporte plus de cinquante mille caractères, tous différents les uns des autres, chacun porteur d’un sens ou d’une nuance spécifique. Le nôtre se compose à tout prendre de six cents caractères, dont nous nous servons phonétiquement pour noter environ dix mille mots. Il faut toute une vie d’étude pour apprendre l’écriture des hommes. Nous apprenons la nôtre une fois pour toutes, quand nous sommes des gamines, et nous nous basons sur le contexte pour en déterminer le sens. Les hommes écrivent tournés vers le monde extérieur, qu’il s’agisse de littérature, des chroniques ou de l’état des récoltes. Les femmes pour leur part, sont tournées vers le monde intérieur des émotions. Dans la famille Lu, les hommes étaient fiers que leurs épouses maîtrisent le nu shu et soient expertes en broderie, même si ces choses ne valaient pas un pet de lapin à leurs yeux. Considérant notre écriture avec un tel dédain, les hommes ne faisaient nullement attention aux lettres que je pouvais écrire ou recevoir. (..)
Nous avions les pieds bandés, mais grâce au nu shu nous nous rendions les unes chez les autres et nos pensées se rejoignaient « à l’autre bout des champs », comme l’écrivait Fleur de Neige. Autour de nous, les hommes n’imaginaient même pas que nous avions quelque chose d’important à dire. Ils nous croyaient incapables d’éprouver une émotion profonde ou d’émettre la moindre pensée créatrice. »
Histoire ou légende de la création du nu shu :
« Voici bien longtemps, à l’époque des Song, l’empereur Zhezong cherchait à travers le royaume une nouvelle concubine. Il voyagea longuement et finit par arriver dans notre contrée, où il entendit parler d’un fermier nommé Hu, un homme de bon sens et d’une certaine éducation qui vivait dans le village de Jintian. Maître Hu avait un fils, lettré de haut rang qui avait brillamment réussi aux concours impériaux. Mais la personne qui intriguait le plus l’empereur était la fille aînée du fermier, dont le nom était Yuxiu. Il aurait été difficile de la considérer comme une branche inutile car son père avait veillé à son éducation. Elle avait étudié l’écriture des hommes et pouvait réciter de nombreux poèmes classiques. Elle connaissait l’art de la danse et du chant. Quant à ses travaux de broderie, ils étaient d’une délicatesse remarquable. Tout cela convainquit l’empereur qu’elle ferait une excellente concubine impériale. Il rendit visite à maître Hu, négocia avec lui le départ de sa fille et, peu après, Yuxiu se mit en route pour rejoindre la capitale. Une histoire qui finit bien, me direz-vous ? Sous un certain angle, oui. Maître Hu reçut de très nombreux présents et Yuxiu connut la vie de cour, l’univers « du jade et de la soie ». Mais je vous certifie, jeunes filles, que même une personne aussi fine et cultivée qu’elle, ne put éviter la douleur et la peine qui l’envahirent le jour où elle quitta sa famille natale. Comme les larmes coulaient sur les joues de sa mère ! Comme ses sœurs pleuraient, submergées de tristesse ! Mais aucune d’entre elles n’éprouvait une plus grande douleur que Yuxiu elle-même.
Nous connaissons déjà le début de l’histoire. La séparation de Yuxiu et de sa famille marquait seulement le commencement de ses tribulations et de sa constante affliction. En effet elle ne réussit pas à capter très longtemps l’intérêt de l’empereur, qui se lassa rapidement de son beau visage rond comme la lune, de ses yeux en amande, de ses lèvres aussi rouges que des cerises. Et de ses talents, aussi remarquables aient-ils paru dans le district de Yong Ming, s’avérèrent insignifiants comparés à ceux des autres dames de la cour. Pauvre Yuxiu… rien ne la prédisposait aux intrigues du palais. Les autres épouses et les concubines impériales n’avaient que faire d’une fille de la campagne. En proie à la tristesse et la solitude, elle n’avait aucun moyen de communiquer avec sa mère et ses sœurs sans que les messages tombent sous le regard d’autrui. Un mot déplacé de sa part aurait suffi à la faire décapiter ou jeter au fond d’un puits, condamnée au silence éternel dans les souterrains du palais.
Jour et nuit Yuxiu gardait ses sentiments par devers elle. Les méchantes femmes de la cour, tout comme les eunuques, la regardaient avec mépris faire ses travaux de broderie ou pratiquer la calligraphie, et ne manquaient jamais une occasion de se moquer d’elle. » Quel style négligé ! » s’exclamaient-elles. Ou encore : « Regardez donc cette petite guenon qui nous arrive de la campagne et qui essaye d’imiter l’écriture des hommes ! » Toutes ces remarques témoignaient de leur cruauté. Mais Yuxiu ne cherchait nullement à imiter l’écriture des hommes. Elle la transformait au contraire, l’élaguait, la féminisait, allant même parfois jusqu’à inventer de nouveaux caractères qui n’avaient rien à voir avec ceux qu’ils employaient. L’air de rien, elle était en train d’inventer un code secret, qu’elle allait utiliser pour écrire à sa mère et à ses sœurs. Peut-être un eunuque bien intentionné avait-il réussi à leur faire passer une lettre dans laquelle Yuxiu révélait sa méthode. A moins que ses sœurs, après n’y avoir rien compris, aient peu à peu déchiffré son système et ses caractères simplifiés. Quoiqu’il en soit, au bout d’un certain temps, les femmes de sa famille inventèrent à leur tour de nouveaux caractères phonétiques, qu’elles interprétaient en fonction du contexte, tout comme vous, jeunes filles, apprenez à le faire aujourd’hui. Ce que nous enseigne la vie de Yuxiu, c’est qu’elle a découvert le moyen de partager les sentiments qu’elle éprouvait et que cette méthode s’est transmise jusqu’à nous, à travers d’innombrables générations. (..) Souvenez-vous bien, jeunes filles, que tous les hommes ne sont pas empereurs, mais que toutes les filles doivent un jour quitter leur foyer pour aller se marier. Yuxiu a inventé le nu shu pour que les femmes de notre district puissent conserver leurs liens avec leur famille d’origine. »
Poème en nu shu :
« Mes mots sont imprégnés des larmes de mon cœur
Invisible révolte, qu’aucun homme ne voit
Mais l’histoire de nos vies a un masque tragique
Ô ma mère, Ô mes sœurs, de grâce écoutez-moi. »