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Lacan; Le transfert; p67:
« C’est de là que nous sommes partis, de l’amour comme dieu, c’est-à-dire comme réalité qui se manifeste et se révèle dans le réel.(…) Cette main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe, son geste d’atteindre, d’attirer, d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit, de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche. Mais quand, dans ce mouvement d’atteindre, d’attirer, d’attiser, la main a été vers l’objet assez loin, si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la main qui est la vôtre, et qu’à ce moment c’est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte à la fleur, dans l’explosion d’une main qui flambe – alors, ce qui se produit là, c’est l’amour. »
L’enfant naît, l’enfant pleure, l’enfant appelle sa mère. L’enfant tend la main. La mère sait qu’elle doit cueillir cette main, accueillir cet enfant, tendre sa main, rencontrer ce fruit, cette fleur, cette bûche, cette vie. La mère sait mais parfois ne peut pas. Sa main heurte une vitre, un écran, un film transparent qui ne cache rien, qui montre au contraire, mais qui interdit catégoriquement la rencontre. Elle ne voit pas l’agalma, le bon objet, l’objet du désir dans cet enfant, dans cet autre. L’enfant devient une enveloppe vide, un corps de bébé qu’il faudra nourrir, changer, coucher, manipuler sans amour, sans tendresse, sans regard. Lacan dit encore: « Ce dont il s’agit dans le désir, c’est d’un objet, non d’un sujet. » Et quand il n’y a pas d’objet, pas d’objet fantasmé, quand l’enfant ne contient aucun objet du désir pour la mère, il n’y a pas de désir; la mère ne ressent rien, ne désire rien, ne peut investir cet enfant. Pour devenir sujet l’enfant doit être objet du désir de la mère. Pour devenir mère, la femme doit supposer et voir en son enfant l’agalma, l’objet le plus précieux de son fantasme.
Cette mère souffre d’une douleur inavouable, honteuse, térébrante, destructrice. Elle ne peut accueillir son propre enfant dans l’humanité. La pire faute que puisse commettre une mère; un crime contre l’humanité. Elle le sait et n’y peut rien. (Il y a des mères qui ne veulent rien en savoir, parfois.) Elle désire aimer son enfant mais quelque chose qu’elle n’identifie pas l’empêche. Il reste un étranger. Elle ne reconnaît rien en lui. Ce n’est pas une question de chair; les mères adoptives peuvent aimer totalement leur enfant. Ce n’est pas non plus une question « d’instinct maternel ». Ces mères peuvent avoir aimé immédiatement un ou plusieurs autres enfants « naturellement », sans rencontrer aucun obstacle, prouvant ainsi leur capacité à être mère. Parfois un évènement, une séparation précoce, une hospitalisation de l’enfant ou de la mère expliquent cela, mais parfois aucun alibi ne soulage la conscience.
La littérature a beaucoup parlé de l’effet sur l’enfant de ce vide mais peu de la souffrance de la mère. C’est pour le moins le grand mérite d’Agnès Desarthe qui dans « Mangez-moi » nous le fait partager avec sensibilité. Elle imagine une mère qui aime son enfant et l’exprime avec tant d’excès que le père ne peut le supporter et la gifle. Cette gifle symbolise la rupture du lien et dénonce le trop de jouissance de la mère. Lacan dit aussi: « Aussi bien cette symétrie n’en est pas une, car en tant que la main se tend, c’est vers un objet. La main qui apparaît de l’autre côté est le miracle. » Voilà la source première de la jouissance de la mère: le miracle. Celui de la vie et celui de sa capacité à donner cette vie. Elle est dieu à cet instant; elle devient éternelle par un glissement de son désir dans le corps de ce nouveau-né qui enferme en son sein ce secret: il est à la fois humain, mortel, à la fois porteur de toutes les générations qui l’ont précédé et de toutes celles qui lui succèderont, inscrivant ainsi sa mère dans la transmission de l’éternité. C’est bien d’un miracle dont il s’agit. Quand l’enfant n’est qu’une chair tombée du ciel, quand la mère ne reconnaît rien qui l’inscrive dans la chaîne humaine, c’est un miracle raté, c’est-à-dire un évènement d’une intensité émotionnelle de miracle mais dans le négatif; de plus inavouable,abject, monstrueux. Cette mère vit avec une douleur inouïe, non partageable pense-t-elle. Chaque jour elle doit faire semblant d’être une bonne mère pour survivre, en espérant que demain le miracle aura lieu, que demain elle aimera « naturellement » son enfant. Chaque jour la détruit un peu plus d’autant que l’enfant lui aussi se détourne d’elle, amenuisant peu à peu l’espoir du miracle. Parfois l’entourage en prend conscience et le plus souvent vient culpabiliser encore plus cette mère. Les symptômes accourent. Myriam, l’héroïne d’Agnès Desarthe fuit la réalité de sa douleur (qui ne cesse de la tourmenter bien sûr) et rêve sa vie quitte à faire n’importe quoi; c’est un roman qui laisse au personnage toute liberté de créer sa solution « miracle ». Dans notre cabinet de psychanalyste viennent les mères à bout de souffle qui ne trouvent de sortie que dans le symptôme. Entendre leur douleur comme humaine est une urgence absolue, le reste suit…..