Étiquettes
L’opéra de Lyon vient de donner « les Stigmatisés » de Franz Schreker, compositeur viennois né en 1878. L’illustration ci-dessus est un auto-portrait d’Egon Schiele né près de Vienne, en 1890. Ces deux artistes ont en commun de poser la question de l’autre et du même, du corps et de l’être, de l’image et du sujet, questions qui seront aussi au centre des préoccupations psychanalytiques. L’autre et le même est bien sûr aussi la question du féminin et du masculin.
« Pour entrer dans le livret et par conséquent dans l’univers des Stigmatisés, le lecteur/auditeur doit accepter certaines données plus ou moins invraisemblables, sous peine de rester définitivement à l’extérieur du drame. Nous essaierons de montrer que, loin d’être une faiblesse, ce déséquilibre est pleinement assumé par Schreker. Les invraisemblances et les outrances du livret ne sont qu’un moyen de montrer jusqu’où peut aller la pulsion destructrice et autodestructrice de la psyché humaine quand celle-ci n’est plus irriguée par la relation authentique à l’Autre. » nous dit Alain Leduc dans son remarquable article intitulé « Les hyperboles du narcissisme » paru dans la revue Germanica.
Les stigmatisés sont un homme et une femme maladivement obsédés par eux-mêmes. L’homme, Alviano, a un corps contrefait, bossu, petit, laid , objet de sa haine, et qui lui interdit, pense-t-il, toute relation d’amour et même toute relation sexuelle. La femme, Carlotta, jeune et belle, souffre d’une pathologie cardiaque lui interdisant toute relation charnelle, sous peine de mort. Elle est peintre et convainc Alviano, lui qui ne peut supporter d’être regardé, de poser pour elle; l’argument est choc: elle veut capter son regard, elle s’intéresse à son âme pas à son corps. Tout en le peignant elle lui déclare son amour. Alviano ne se sent plus de joie d’être enfin aimé pour la première fois. En lui parlant de sa défaillance cardiaque elle lui permet d’entrevoir leur symétrie et lui ouvre enfin le chemin d’un autre suffisamment semblable pour l’aimer. Shreker, dont le père était photographe de cour, celui qui devait montrer tout de l’image et rien de l’âme, sait bien quelle duperie se joue entre l’image et l’être, entre Alviano et Carlotta. Il veut l’épouser. Elle doute, se trouble, hésite, pour finalement se donner au beau conte Vitelozzo Tamare, riche, grand, plein d’énergie, totalement confiant en lui-même, qui a décidé de la posséder de gré ou de force. C’est lui aussi un narcissique total qui n’a jamais connu la castration avant que Carlotta se refuse à lui. L’acte sexuel épuise Carlotta qui se meurt en même temps que son amant: Alviano, fou de jalousie, tue son rival d’un coup de couteau et sombre dans la folie. Voilà où mène « la pulsion destructrice et autodestructrice de la psyché humaine quand celle-ci n’est plus irriguée par la relation authentique à l’Autre » comme le dit si bien Alain Leduc. Cet Autre, s’il n’est pas inscrit dans la psyché humaine devient cet étranger, ce danger, cet ennemi; l’actualité nous en parle chaque jour, dans la haine et la violence des grands événements comme dans tous ces hommes qui tuent femme et enfants quand celle-ci décide de les quitter.
Alviano, dans son deuil de tout amour, a créé un lieu de beauté absolue, fantasme de bonheur,fantasme d’amour. C’est une île paradisiaque, l’Élysée, assez proche de ce que la téléréalité nous vend actuellement ou de ces lieux artificiels où tout est au service de la jouissance, illusion d’Éden, Dysneyworld. « Mais l’Élysée n’est pas que la réalisation d’un fantasme compensatoire ; il est tout autant le résultat d’une projection narcissique, ce qu’un examen du livret révèle rapidement. » « On l’aura compris, l’Élysée n’est rien d’autre qu’une allégorie du corps séduisant qu’Alviano aurait aimé posséder et de la séduction qu’il aurait aimé exercer à travers lui, la projection narcissique et idéalisée de son moi de surface. » dit Alain Leduc. Cette île possède une caverne, secrète, connue seulement de quelques nobles qui l’utilisent comme lieu de débauche. Ils enlèvent les plus belles vierges du royaume et en usent et en abusent dans cette caverne. C’est bien sûr une allégorie du sexe féminin, lieu creux, secret, sombre, lieu de projection de tous les fantasmes masculins. La femme est la putain qui,, même si elle dit non, ne demande que cela comme le dit Tamare. Elle n’a pas son mot à dire, elle n’est qu’un corps et un fantasme, pas une personne. L’Élysée est le corps idéalisé d’Alviano, et aussi celui de la plus belle des femmes contenant cette cachette secrète réservée aux initiés, nobles, imbus d’eux-mêmes, lieu du défoulement de toutes les pulsions sexuelles.
Schreker ainsi, par le truchement d’Alviano, le laid, le stigmatisé, c’est à dire celui qui porte sur son corps la marque d’une ignominie, révèle dans l’image le fantasme masculin du corps imaginaire de la femme, objet de possession, objet de défoulement des pulsions à la condition que le « sale » soit recouvert de la plus grande beauté. Quand l’Autre ne s’inscrit pas dans le corps comme dans le psychisme humain, alors la pulsion est pensée comme « sale » et l’autre comme objet, objet de la pulsion. Le féminin n’est pas réductible à ce fantasme masculin mais il ne peut l’ignorer. La mama ou la putain: soit la femme est cette caverne de luxure cachée dans un corps de la plus grande beauté, soit la femme est l’abri de l’enfant qui sacralise ainsi la caverne. Quand l’homme ne se pense qu’en deux dimensions, sans avoir de compte à rendre, sans la présence de l’Autre, la caverne n’est qu’un lieu de jouissance.Voir Don Juan. Quand il connait la troisième dimension, celle de l’Humanité, celle de l’Autre inscrit en lui, alors il sait que la caverne est l’antre de l’éternité de l’humanité, l’antre de la vie elle-même, du sacré de la vie.
Schreker est l’auteur du livret mais est aussi compositeur d’une musique dont l’intensité permanente, sans moment de détente, même dans les duos d’amour, nous remplit de ce monde de pulsion sans intercession de l’Autre, sans paix, sans loi, sans pause, un monde d’ivresse.
Laissons la conclusion à Alain Leduc: « les trois protagonistes du drame et les trois invraisemblances qui leur sont associées brossent le portrait désastreux d’une société qui s’est détournée des principes civilisateurs et qui, obéissant à une logique de régression typiquement narcissique, s’est donné l’apparence, la pulsion et la violence comme horizon indépassable. »