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L’opéra de Lyon vient de donner une version unanimement saluée de Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov qui cette fois encore fait un travail profond sur les rapports humains, le jeu entre les personnages, la psychologie de chacun quitte à perdre beaucoup de théâtralité, un peu de l’esprit du livret et même, selon moi, de largeur de vue ce qui pourrait paraître un jeu de mots tant parfois le spectacle est scéniquement rétréci. Tout cela a le mérite de centrer la question sur « elle », Lady Macbeth, sur le pourquoi d’une destinée aussi violente.
Son histoire est celle de toute jeune femme qui ne peut se penser aucun avenir en dehors de la misère et qui, ayant une proposition de mariage de la part d’un homme riche, cède à la tentation sans en mesurer toutes les conséquences. De fait, elle se retrouve « enfermée » dans le grand domaine d’un riche marchand de farine, entourée d’hommes inaccessibles, les ouvriers, un beau-père caricature du tout puissant, vieux mais encore libidineux et de son mari, homme faible, sous la dépendance de son père, ayant échoué à féconder Lady Macbeth, « Katerina ». Elle s’ennuie à mourir, sans amour, sans enfants, sans sexe, sans occupations et sans reconnaissance. Elle a été « achetée » comme matrice et sa prétendue stérilité (il est impensable de la mettre au compte du mari) lui est jeté à la figure comme une trahison. Bien, l’opéra peut commencer; le décor est planté voici venir le drame: Arrive un nouvel ouvrier, grand séducteur et lui aussi sans avenir sauf à épouser, en miroir de Katerina, une riche femme. Effet immédiat de désir puissant et réciproque; ils se sont bien trouvés. Pas d’avenir pour eux sauf.. à assassiner le mari ce qu’ils feront sans hésitation. Auparavant, dans un mouvement de haine et de désespoir, Katerina avait empoisonné son beau-père. Les voilà avec deux cadavres sur la conscience, ce qui ne les empêche pas de se marier, elle enfin satisfaite et lui devenant enfin le « Maître ». Mais le crime est découvert! on les retrouve tous les deux au bagne mais plus du tout en symétrie: Katerina est toujours aussi amoureuse; elle ne vit que pour lui, le seul humain croit-elle qui ait vu en elle un sujet, un être unique. Lui, ne lui trouve plus aucun intérêt et même l’accuse être la seule responsable de leur malheur. Il s’accouple avec une jeune prostituée et pire encore, à la demande de cette fille, il vole à Katerina des bas (dans le froid sibérien ce sont des objets de survie) pour les donner à la prostituée. Arrivée près d’un lac, Katerina pousse sa rivale et saute elle aussi dans l’eau gelée. Elles meurent toutes les deux.
Voilà donc pour l’histoire manifeste, celle qui nous fascine, soutenue par une musique géniale qui nous prend viscéralement. Mais il y a le contenu latent, celui qui intéresse la psychanalyse, celui de l’inconscient, celui qui dit (Lacan) « L’amour, c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » Aimer c’est reconnaître un manque et le placer dans l’autre. » dit J.A.Miller donc aimer c’est une position de quelqu’un qui reconnaît son manque, sa castration, c’est donc classiquement une position féminine. Katerina est bien dans ce jeu-là. Mais pas Sergeï, son amant. Il ne se pense pas comme « manquant » ou encore moins castré lui qui va de femme en femme, qui sait se faire aimer sans jamais aimer, que rien n’arrête, qui dans sa puissance, ne manque que du matériel, de l’argent, du pouvoir social. Tout cela est un jeu de dupe plus que fréquemment rencontré entre un pervers et une femme qui se pense abandonnée, non reconnue, indigne d’amour. Le livret est inspiré d’une nouvelle de NiKolaï Leskov qui voulait certainement dépeindre , outre ses personnages, les dérives de la société russe de la fin du XIX ème siècle qui ne voyait dans une femme qu’une matrice, qu’une reproductrice, sans que personne ne prête la moindre attention à ses états d’âme. Une femme pauvre ne pouvait espérer qu’un beau mariage pour sortir de sa condition; c’est un fait social. Mais de ce contexte, chacune écrit son destin, choisit son chemin. Katerina en épousant un homme qu’elle n’aime pas uniquement pour assurer son confort, sa position sociale, vend son corps, son utérus mais aussi son âme. Elle s’est laissé acheter; elle s’est vendue. Loin de moi tout jugement moral; d’une part, dans la survie, la morale ne résiste pas, d’autre part l’analyse est toujours hors morale. L’inconscient n’a pas de morale; c’est le seul lieu où le sujet est seul et nu. Katerina a fait le choix de renoncer à l’amour, c’est-à-dire à vivre une rencontre avec un homme d’être à être. Elle a accepté d’être réduite à un objet partiel, à un instrument utile à l’autre, à ne pas être reconnue comme sujet désirant. C’est une prostitution qui en général ne porte pas ce nom mais qui relève du même leurre. L’homme s’achète ou loue un sexe. Aucune histoire de prostitution ne se termine bien. Quand bien même une femme dirait haut et fort que c’est son choix, ce ne peut être qu’un choix de souffrance, qu’un choix de vengeance (beaucoup de prostituées ont été victimes de viol, voire d’inceste) Tout est joué pour Katerina dès lors qu’elle accepte ce mariage. Lacan dit qu’il ne faut pas céder sur son désir. Sous peine de faire fausse route, de ne pas vivre sa vie, d’être sur le quai à regarder passer les trains, de vivre dans le faux-semblant, le mensonge, le silence. Si Katerina avait eu des enfants, ils l’auraient distraite de son ennui mais ils n’auraient rien changé à la fausseté de sa vie et ils en auraient eux-même payé le prix. Théâtralement, l’absence d’enfant dégage la scène.
Donc, il n’y a que des dupes dans cette histoire. Ou presque. Sergeï se vend aussi. Il se prostitue en épousant Katerina sans l’aimer. Jeu de miroir. Sauf que lui, dans sa perversion, n’est pas dupe: il n’a pas besoin d’amour; il ne peut aimer; il utilise l’autre pour sa satisfaction, point.Il ne peut vendre son âme au diable; il est le diable. Tout autant que le beau-père dans sa toute puissance et sa concupiscence. Dans ce drame les hommes sont soit, pervers, soit impuissants. Les femmes sont victimes. Chostakovitch va même jusqu’à mettre une scène de viol dans l’opéra.
On peut assez facilement tirer Katerina du coté pervers et en faire l’égale de Sergueï; elle tue mari et beau-père sans hésitation. Mais Chostakovitch ne le souhaitait pas; il a écrit: « L’héroïne de l’opéra doit gagner pour elle la sympathie du public. » Restons donc dans Katerina victime.
Ce que la psychanalyse dit, c’est que la victime du système social est surtout la victime d’elle-même comme le sont tous ceux qui cèdent sur leur désir. Le mari aussi a cédé sur son désir. Il a cédé en se soumettant à son père. Il a renoncé à lui-même d’où son impuissance. Et la toute puissance de l’ autre n’explique pas tout.
Chostakovitch était en plein essor au moment de la création de cet opéra qui a eu d’abord un grand succès jusqu’à ce que Staline, le père, le petit père, s’en mêle. En le déclarant intentionnellement discordant, chaotique, criant, endiablé, gauchiste, anti réalisme socialiste etc… Staline a porté un coup violent à Chostakovitch qui , après une telle condamnation de son oeuvre risquait lui-même les pires châtiments, voire la peine de mort. Il n’a plus jamais écrit d’opéras, ce que l’on ne pourra jamais pardonner à Staline! Il n’avait que 27 ans! Tant de chefs-d’oeuvres auraient pu naître! Rien ne pouvait l’empêcher de composer disait-il mais plus jamais d’opéra. Chostakovitch a-t-il cédé sur son désir? non, clairement non. Il a su trouver un aménagement avec le grand pervers pour survivre et jamais au grand jamais il n’a arrêté de composer. Il a même souvent rusé en écrivant au service du grand patron de mauvais ouvrages , pensant que la postérité ne les conserverait pas. Il a « codé » certaines oeuvres comme son septième quatuor par exemple. Bref il a su être l’égal du tyran tout en lui laissant croire qu’il se soumettait. Staline ne l’a jamais condamné à mort comme il le faisait avec facilité pour tant d’autres, sans doute, parce qu’au fond, il appréciait de trouver un « égal », un qui ne cède pas, même quand il a l’air de plier. C’est tout de même un jeu épuisant qui a épuisé Chostakovitch pour le tuer à petit feu.
Pour devenir Lady Macbeth de Mzensk, femme reconnue socialement, Katerina a accepté de s’oublier, de ne plus exister pour elle-même, de vivre dans l’ennui. Pas seulement l’ennui de ne rien avoir à faire, pas seulement l’ennui de ne pas être reconnue, mais l’ennui de ne pas vivre sa vie, d’être cachée, d’être un utérus à roulettes qui de plus ne fonctionne pas! Lady Macbeth de Mzensk camoufle Katerina qui étouffe, qui meurt sous son déguisement. Voilà! quand Lacan dit » ne jamais céder sur son désir » il dit sous peine de mort du sujet, la pire des morts, celle d’être enterré vivant.