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Monique Scheil: une version du féminin : la mascarade
(texte:www.groupe-regional-de-psychanalyse.org/…/impair2-scheil.pdfContinent noir, territoire de la féminité, d’une jouissance féminine réputée énigmatique. Territoire où règne le silence des étoiles. Belles endormies de Kawabata…. mirages de Baudelaire…. espaces blancs mallarméens…. carré noir de Malévitch…. r oyaume du vide…. maison inhabitable…. Unheimlich…. mascarade….)
« Comment aborder la jouissance féminine, jouissance plurielle, diffuse, polymorphe, sinon en commençant par en tracer un contour, un bord par l’écriture, un bord-littoral, non sans risque, ma part d’ombre ?
En prenant quelques sentiers théoriques où nous croiserons, Joan Rivière, Freud, Lacan, pour aller à la rencontre d’une femme, Lou Andréas Salomé.
C’est Joan Rivière, dans son article « La féminité en tant que mascarade »1 reprenant l’expression même d’une de ses patientes, « le masque de la féminité », qui dessine la première le portrait clinique de la mascarade : une femme fait « l’homme » pour se faire ensuite recon- naître comme femme. Ceci n’est pas sans évoquer l’histoire racontée par Freud de deux Juifs se rencontrant dans une gare de Galicie : « Où vas-tu, dit l’un. A Cracovie, dit l’autre.Vois, quel menteur tu fais, s’ex- clame l’autre. Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais, je sais bien que tu vas réellement à Cracovie. Pourquoi alors mentir ?»
D’emblée, Joan Rivière énonce « que les femmes qui aspirent à une certaine masculinité peuvent revêtir le masque de la féminité pour éloigner l’angoisse et éviter la vengeance qu’elles redoutent de la part de l’homme ». Faire la femme ou en revêtir l’apparence pourrait ainsi dissimuler une position masculine, une position phallique et faire écran à l’angoisse.
Cette attitude est décrite par Freud comme le complexe de masculinité, empruntant ce terme à Van Ophuijsen3.
Freud s’est toujours montré embarrassé en ce qui concerne la sexualité féminine, tout au moins pour une part. Dès 1905, il parle du voile opaque qui recouvre la vie érotique de la femme pour ce qui est de la surestimation sexuelle de l’objet. En 1916, il écrit à Lou Andréas Salomé4 , « je fais ar tificiellement le noir autour de moi pour concen- trer toute la lumière sur le point obscur, renonçant à la cohérence, à l’harmonie, à l’élévation… ». Et c’est à partir de 1923 qu’il se consacre particulièrement à la question féminine, dans trois exposés majeurs : Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes (1925), Sur la sexualité féminine (1931) et la Féminité (1932), l’article de Joan Rivière étant publié en 1929.
C’est Joan Rivière qui a le mieux analysé cette alternative, celle de la mascarade.
Revenons à sa patiente. C’est un type particulier de jeune femme intellectuelle, une de ces femmes répondant à tous les critères d’une féminité accomplie : bonne épouse, excellente mère, parfaite maîtresse de maison et brillante dans sa profession. Elle était engagée professionnellement dans une carrière de propagandiste militante qui l’obligeait à parler et à écrire et où elle excellait. Pourtant, elle souffrait d’une certaine angoisse, parfois très intense qui se manifestait après chacune de ses apparitions devant le public, chaque fois qu’elle avait donné une conférence. Malgré son indéniable succès, elle était saisie au cours de la nuit suivante de la crainte d’avoir commis un impair, une maladresse et ressentait le besoin obsédant de se faire rassurer. Ce qui l’amenait à solliciter l’attention ou à provoquer des compliments de la part d’hommes qu’elle avait rencontrés à l’issue des réunions au cours desquelles elle avait joué le rôle principal. Elle s’adressait à un type particulier d’hommes, substituts de la figure paternelle. Elle cher- chait à se rassurer, d’abord directement sur la nature des compliments concernant son apparition en public, mais surtout indirectement sur la nature de l’intérêt sexuel que lui portaient ces hommes.
L’analyse de Joan Rivière montre que la rivalité œdipienne avec la mère avait été extrêmement intense et n’avait jamais été résolue de façon satisfaisante. La rivalité avec le père fut tout aussi marquée. Son travail intellectuel qui consistait à parler et à écrire était basé sur une identification au père, qui avait débuté dans sa vie comme écrivain et avait par la suite choisi une carrière politique. L’adolescence de cette femme avait été marquée par une révolte consciente contre son père, faite de rivalité et de mépris à son égard.
Se dévoile au cours de l’analyse « qu’il s’agissait d’une tentative inconsciente pour écarter l’angoisse qui résulterait du fait de repré- sailles qu’elle redoutait de la part de ces figures paternelles à la suite de ses prouesses intellectuelles. La démonstration en public de ses capaci- tés intellectuelles, qui en soi représentait une réussite, prenait le sens d’une exhibition tendant à montrer qu’elle possédait le pénis du père, après l’avoir castré. Démonstration faite, elle était saisie d’une peur horrible que le père ne se venge ». Ce que nous dit Joan Rivière c’est que cette jeune femme exhibe le phallus qu’elle a dérobé à son père et, redoutant des représailles, elle s’offre à lui sexuellement pour apaiser sa vindicte (ses œillades, ses coquetteries auprès des hommes). Par ses activités intellectuelles, elle se fait phallique, se situant du côté de l’être, entre en rivalité avec son père tout en lui signifiant sa castration. Ce dont elle redoute de la part du père, c’est une rétorsion de la cas- tration, venant d’un père qui se sentirait dépouillé du phallus. Pour l’éviter, elle se fait femme en se déguisant en femme « castrée », tout en prenant « le masque de l’innocence pour assurer son impunité [….] tout comme un voleur qui r etourne ses poches et exige qu’on le fouille pour prouver qu’il ne détient pas les objets volés ».
Joan Rivière analyse finement que derrière la crainte de la ven- geance paternelle se joue la relation à la mère avec ses connotations de rivalités et de haine. Sa patiente ne ferait que déplacer sur le père son lien à la mère : être le phallus pour l’avoir et le restituer à la mère. Situation intenable que celle de donner le phallus à la mère, mainte- nant la femme dans une angoisse intolérable, sous la menace d’être à la fois dépouillée de ce phallus et que se dévoile la vérité de son manque, lieu de sa jouissance. Pour être «sauvée », elle ne peut que se tourner vers le père.
Joan Rivière, avec une grande acuité clinique, pose dans son article la question de comment elle « distingue la féminité vraie et le déguisement ». En fait, elle ne maintient pas qu’une telle différence existe : « Que la féminité chez cette femme soit fondamentale ou superficielle, elle est toujours la même chose ». Et la question qui se pose n’est pas celle d’une vraie ou d’une fausse féminité, mais de ce que la patiente en fait, de cette féminité : « la féminité est utilisée comme un moyen d’éviter l’angoisse plutôt qu’en tant que mode pri- maire de la jouissance ». La féminité serait une défense contre l’angoisse.
Mais quel est le véritable en-jeu de la mascarade, de ce trom- pe-œil, de ce «mensonge » qui n’en est pas un ?
Toute la démonstration de Freud (et plus tard de Lacan) montre que la femme se trouve impliquée dans la fonction phallique, son désir orienté vers le phallus. Pourtant, Freud n’était pas sans savoir : toute son expérience clinique avec les hystériques et les autres ne pouvait que lui faire percevoir qu’il pouvait en dire plus, un plus sur la sexualité féminine, sur une jouissance féminine, rebelle aux mots, rebelle à la théorie. Ses écrits en témoignent, traversés d’expres- sions telles que continent noir, mystère féminin, énigme, de ce point obscur qui résiste à se laisser dire, à se laisser théoriser…. d’adresse aux poètes. Dès 1895, dans L’esquisse, Freud trace la proximité de la femme avec Das Ding, la Chose, Autre absolu du sujet, repère mythique qui laisserait l’illusion que quelque chose peut se dir e sur une jouissance supposée illimitée, indicible, énigmatique, une jouissance (A)utre dirait Lacan. Jusqu’à l’un de ses derniers textes, Analyse finie, analyse infinie, en 1937, dans lequel Freud décrit une butée de l’analyse, une récusation de la féminité, aussi bien chez la femme sous forme de «l’envie du pénis » que chez l’homme sous forme de refus d’une atti- tude passive ou féminine à l’égard d’un autre homme. C’est bien de cette jouissance-là dont il est question.
Aussi bien pour Freud que pour Lacan la jouissance sexuelle est phallique, prise dans le refoulement, inscrite dans le discours. Homme et femme parlent. L’homme discourt, théorise, une femme aussi, mais elle parle, entre femmes, ailleurs, surtout des événements de son corps, elle est intarissable sur les règles, la grossesse, l’accouchement, l’enfant, les relations sexuelles, le désir, le plaisir, l’amour, le désamour…. « La parleuse » dirait Marguerite Duras. Pour le dire avec Lacan, un homme et une femme ont rapport au phallus et non « à l’Autre comme tel »9 . Ce à quoi l’homme a affaire c’est à l’objet du fantasme cause du désir qui vise l’Autre, aux éclats d’objets pris sur le corps d’une femme « et [que] toute sa réalisation au rapport sexuel aboutit au fantasme »10. Pour une femme, ayant une prise directe à la fonction phallique, son désir, elle le trouve directement dans le corps de l’homme, cet homme à qui elle adresse sa demande d’amour. Désir et amour sont étroitement liés. Mais aussi pour une femme, cet objet qu’est l’enfant sert à boucher non pas le manque phallique qui est la version freudienne mais un au- delà du manque phallique, spécifique de la jouissance féminine. «[Une] femme n’entre en fonction dans le rapport sexuel qu’en tant que la mère »11. Nous ne sommes pas très loin de Freud qui cherchait la femme entre la névrosée et la mère.
Lacan en tire la conséquence qu’il n’existe pas de représenta- tion de la femme dans l’inconscient, la mère serait une image possible pour capter une représentation de la femme. D’où son fameux apho- risme, « La femme n’existe pas » qu’il écrit en barrant le La. Mais enco – re, elle n’existe pas, « pas toute » au titre de l’universalité. Lacan, s’ap- puyant sur le mythe freudien de Totem et Tabou, soutient que les hommes sont soumis à l’universel : tous les hommes sont soumis à la castration, or il y a « au moins un » qui n’y fut pas soumis, le père- tyran de la horde primitive qui possédait toutes les femmes. Après l’avoir tué et mangé, les fils instituèrent la loi de l’interdit de l’inceste.
Pour Lacan, l’universel se soutient d’un réel qui fait exception. Les femmes, au contraire, ne sont pas soumises tout à la castration et à la Loi. Il manque à l’origine le moins une femme qui y aurait échap- pé. La femme n’existe donc pas toute au titre de l’universalité.
Pas de possible harmonie entre les sexes.
De ce pas toute, s’origine pour Lacan une autre jouissance que phallique, différente, « au-delà du phallus [ une ] jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien »12. Elle n’est pas phallique, elle n’est pas de l’ordre du fantasme. C’est une (A)utre jouissance, celle du corps, en tant qu’Autre, secrète, ineffable, hors langage, rebelle au signifiant, qui échappe à l’image et au nom. Une femme n’est pas toute dans la jouissance phallique quand le désir s’égare, quand l’ordre phallique s’affole. Le phallus n’a pas le dernier mot. La parole est empêchée, « rejetée ». Cette jouissance n’est ni complémentaire, ni analogue à la jouissance masculine, mais indépendante, et supplémen- taire. Elle constitue la plus irréductible des extraterritorialités. Lieu d’absence, qui rend une femme étrangère à elle-même, de non-être dans le semblant, sous le masque de l’apparence.
De cette (A)utre jouissance, certains hommes n’en sont pas exempts.
Et le pari de Lacan avec ses petites lettres, ses traits d’écrits, son écriture topologique, n’est-il pas d’enserrer la jouissance féminine ?
Dédoublement d’une jouissance phallique et d’une autre jouis- sance, la patiente de Joan Rivière nous le révèle dans un de ses rêves dans lequel « une tour située en haut d’une colline s’écroulait et allait écraser les habitants d’un village situé en contrebas, mais les habitants mettaient des masques sur leur visage et échappaient ainsi à la catas- trophe ».
Quelle voie possible, autr e que la mascarade ? Cette identifica- tion latente et secrète au phallus, ce qui situe son être de sujet comme phallus désiré. Mais à quel prix ! Au prix du « rejet de son être, dit Lacan, son désir se manifest[ant] sur un plan où il ne peut aboutir qu’à une profonde verwerfung, à une profonde étrangeté de son être par rapport à ce en quoi elle se doit de paraître »13.
L’en-jeu de la mascarade, ce scintillement de l’être, là où il se dérobe, là ou il se donne comme vide, comme trou, comme rien, n’est- il pas de mettre en scène la jouissance féminine ? Et de la questionner ? »